Un renard dans les phares – Un vrai bonheur

Prêter attention à cette vie têtue qui perdure, jour après jour, dans nos campagnes

Il faut parfois rompre avec l’habitude, changer de regard, poser son sac. La Charente m’en donne l’occasion. Jeudi soir, rentrant de Paris, j’avais pris la voiture pour rentrer chez moi par les départementales qui longent la forêt de La Braconne. J’avais encore la tête bourdonnante des comités de rédaction et des débats du jour. J’imaginais rédiger un « Paris-Province » sur la grande question du moment : faut-il bombarder la Libye pour venir au secours des Libyens menacés par Kadhafi ? Décision difficile à prendre. Bref, je réfléchissais en conduisant. Je vivais encore sur un rythme « parisien ».

En traversant la vallée du Bandiat, j’ai d’abord aperçu deux chevreuils qui s’éloignaient sans hâte, dérangés par la lueur des phares. Puis, sans transition, j’ai vu surgir un renard. Quittant la lisière du bois, il a traversé la route en quelques bonds, devant le capot de la voiture. J’ai aussitôt éprouvé un vrai bonheur. Cette modeste irruption de la vie sauvage m’arrachait aux spéculations parisiennes. J’étais rendu au concret des choses, à la province, au printemps qui – déjà – remplit les fossés de violettes, fait percer les crocus et fleurir les forsythias et les pommiers du Japon.

Du coup, je changeais de rythme et de soucis immédiats. Je retrouvais cette alternance entre Paris et la province qui gouverne depuis longtemps ma vie quotidienne. Certes, il était important de réfléchir à l’actualité libyenne, mais plus encore de prêter attention à cette vie têtue qui perdure, jour après jour, dans nos campagnes. Elle nous préserve de la frivolité sans chair. Elle nous arrache à ce que Platon appelle le « ciel des idées », pour nous ramener vers le sol, c’est-à-dire dans la vraie vie.

Sans trop réfléchir, j’ai arrêté ma voiture sur un chemin vicinal et je suis sorti un moment dans la nuit. L’air était vif mais sentait l’herbe mouillée, le bourgeonnement, la sève au travail dans les palisses. Paris me semblait loin, la Libye ou l’Égypte davantage encore. Je me sentais dispensé de notre hâte ordinaire, de nos empressements journalistiques. Un chevreuil surpris et un renard en fuite dans les phares avaient suffi à remettre d’aplomb tout un monde intérieur.

Il faut dire que ces deux créatures, comme les blaireaux, les putois ou les sangliers que je surprends parfois en revenant de la gare d’Angoulême, ne produisent pas le même effet qu’un troupeau de vaches dans un champ. Furtifs, insaisissables, ils incarnent une sauvagerie et une liberté dont nous avons perdu l’usage. Et oublié la saveur. Si nous sommes troublés en croisant leur chemin, c’est parce qu’ils vivent véritablement « ailleurs ». Ils habitent un monde que nos routes, nos GPS, nos ronds-points et nos glissières de sécurité ne sont pas parvenus à enrégimenter. Ils sont les derniers habitants du monde d’avant. Ils tiennent tête, en somme, à tous les bétonnages et toutes les urbanisations qui quadrillent ce que nous appelons le monde « civilisé ». Ils incarnent, à leur façon, une rébellion nécessaire. Ils nous rappellent que nos modernités successives – et ravageuses – laissent subsister des interstices, des périmètres intouchés.

Pour cette raison, ils nous relient secrètement à ce que j’appelle la « vie vivante ». Que faut-il entendre par cette expression ? Une chose simple. Nous vivons aujourd’hui dans un univers policé, organisé, comptabilisé, évalué, soupesé, mathématisé, c’est-à-dire irréel. Nos téléphones portables, nos ordinateurs, nos écrans de télévision ou nos GPS sont les symptômes d’un grand mouvement qui, mine de rien, dessèche nos vies : la déréalisation du monde. Cette hégémonie de l’immatériel touche tous les domaines de l’existence. Elle privilégie ce qui peut se compter, ce qui peut se traduire sous forme d’algorithmes.

Or, la « vie vivante » – qu’il faut défendre bec et ongles -, c’est justement ce qui échappe à la comptabilité et aux statistiques. L’odeur du printemps qui vient, par exemple, ou un renard surgissant dans les phares…

Par Jean-Claude Guillebaud

Sud-Ouest 06 mars 2011

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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