Libye – Pour une voie immédiate et collective, et la participation active d’Etats musulmans

CERI | 16.03.11
Paradoxe : la communauté internationale n’existe pas, mais elle intervient depuis le début dans le conflit libyen. Le concept de communauté internationale est trompeur. Il y a des communautés nationales, sub et transnationales mais la communauté internationale est un leurre. En revanche, l’ONU – par son secrétaire général et le Conseil de sécurité –, l’Union européenne, la société civile internationale interviennent depuis des semaines sur le plan déclaratoire, diplomatique et économique, souvent en ordre dispersé. La clef du paradoxe est dans la formule de Christoph Bertram : « La communauté internationale n’existe que lorsque plusieurs Etats décident d’agir en son nom. »
Aussitôt, le problème se précise : « plusieurs Etats », mais rarement tous ensemble, sans parler des peuples qu’ils représentent. En tant qu’Etats, ils tiennent nécessairement compte de leurs intérêts nationaux respectifs et des risques que leur action peut leur faire courir. Par ailleurs, ils sont toujours exposés, quelles que soient leurs intentions humanitaires, protectrices ou libératrices de se servir de celles-ci comme d’un masque pour des intentions égoïstes et dominatrices. Les peuples qu’ils veulent aider ou sauver finissent souvent, ainsi que leurs opinions publiques, par se retourner contre eux.
La liste est longue des interventions qui se voulaient brèves et limitées et qui ont amené des catastrophes, ou, du moins, un enlisement. La réponse donc, risque d’être : soit « trop peu et trop tard », soit un engrenage suicidaire. Si l’on veut éviter une réponse automatiquement négative, on doit donc entrer dans les détails concrets du cas envisagé : combien d’Etats ? Quels rapports entretiennent-ils avec les protagonistes du conflit ? Quels sont les objectifs, les moyens, les chances de succès de leur intervention ? Dans quelle mesure sont-ils soutenus par leurs opinions publiques ?
Leur objectif stratégique est-il d’arrêter les combats, de changer le régime du pays concerné ou d’empêcher la victoire de l’une des parties ? Jusqu’où veulent-ils ou peuvent-ils aller dans l’engagement et, éventuellement, dans le sacrifice ? Les données du cas libyen commencent alors à apparaître. Il est fort peu probable que l’intervention éventuelle se fasse par un mandat clair du Conseil de sécurité et, encore moins, qu’elle soit exécutée par les forces de l’ONU. Les Etats-Unis et l’Union européenne sont en première ligne. Or les premiers, engagés dans deux guerres difficiles et coûteuses en pays musulmans, répugnent à risquer d’en ajouter une troisième du même genre. Les Européens craignent d’être accusés de retourner au colonialisme et, après avoir majoritairement critiqué la guerre américaine contre un tyran non moins sanguinaire que Kadhafi, de tomber dans les mêmes erreurs que George W. Bush. Personne en tout cas ne souhaite s’engager délibérément dans une guerre terrestre et tous sont sensibles au danger d’y être conduits malgré eux. Surtout qu’il ne manque pas d’Etats qui, sans soutenir Kadhafi, se satisferaient de le voir rester au pouvoir au prix, peut-être, de quelques promesses de réforme, et ne souhaitent pas aller au-delà de quelques déclarations ou, à la rigueur, des pressions économiques.
Tel n’est pas le cas de ceux des pays occidentaux qui, du président Obama aux dirigeants européens, ont déclaré sans équivoque ne plus reconnaître l’autorité de Kadhafi comme légitime. Tel est surtout le cas des voisins de Kadhafi, de la Ligue arabe, du Conseil de coopération du Golfe. Contrairement à d’autres cas, ce sont ici des peuples de la région qui se battent contre la tyrannie et qui accusent l’Occident de mollesse. C’est l’inaction qui encourage le jihadisme et non l’inverse. C’est donc à l’intérieur de la zone délimitée par le refus de la guerre terrestre d’une part, et celui de l’inaction de l’autre, que se place le débat sur le plan de la force militaire. Il se situe entre les frappes aériennes préconisées par deux des Etats qui ont été le plus engagés avec Kadhafi – la France et le Royaume-Uni –, la zone de non survol aérien, le blocus naval et l’aide aux insurgés sous forme d’armes, d’entraînements et de conseils. La zone d’interdiction aérienne est réclamée par les combattants insurgés, la Ligue arabe et, aux Etats-Unis, l’ancien président Bill Clinton et deux anciens candidats à la présidence, John McCain et John Kerry, ainsi que la plupart des néo-conservateurs, d’une part, et des partisans de l’ingérence humanitaire – « de la responsabilité de protéger » – et des droits de l’homme, de l’autre. Certains experts la critiquent, soit en arguant qu’elle implique des actions militaires contre l’artillerie anti-aérienne de Kadhafi ou ses avions, donc des actes de guerre, soit en niant son caractère décisif, surtout à court terme. Ses partisans comptent sur les défections qu’elle aurait des chances de produire parmi les militaires restés fidèles à Kadhafi, et ils ironisent sur le président du pays le plus puissant du monde qui recule devant une mesure appliquée plusieurs fois sans dommage pour les Etats-Unis, comme en Irak ou en Bosnie.
Pour les observateurs non militaires comme l’auteur de ces lignes, les prévisions des partisans de la zone d’interdiction sont un peu optimistes à la fois sur ses effets probables sur le terrain et sur l’absence de danger d’escalade. Mais les incertitudes incontestables et redoutables de l’action lui semblent devoir être mesurées à l’aune de la quasi-certitude d’une triple catastrophe en cas d’inaction ou d’intervention trop tardive : au point de vue humanitaire, si on laisse un fou terroriste massacrer des civils en quête de liberté, au point de vue de la crédibilité de nos dirigeants et de leurs déclarations solennelles, et peut-être surtout, au point de vue du sursaut démocratique des peuples arabes, en particulier de la Tunisie et de l’Egypte et quant aux conséquences qu’auraient pour leurs révolutions un Kadhafi triomphant et ivre de vengeance et des centaines de milliers de réfugiés dans une période de transition et de fragilité. On imagine leur rancune envers les belles paroles occidentales non suivies d’effet, et ses effets dévastateurs. On est donc enclin à recommander la voie moyenne, celle d’une action collective avec la participation active de pays musulmans, impliquant une reconnaissance claire et un soutien matériel important aux révolutionnaires, qui permettrait de surcroît d’exercer une influence sur leur orientation future, et pouvant aller jusqu’à la zone d’exclusion aérienne.
Cela n’exclut pas que cette voie moyenne ne soit exposée au sort fréquent des demi mesures : trop peu et trop tard. Peut-être avant que les décisions ne soient prises et appliquées, Kadhafi aura-t-il déjà écrasé la révolte dans le sang. Dans le cas de la Libye, c’est l’action immédiate qui importe pour changer le cours des événements. Or l’action collective des pays démocratiques ne s’opère qu’à travers d’infinies réticences et délibérations.
Tout en reconnaissant la part inévitable et par certains côtés positive d’une action précédée, contrairement à celle d’un George Bush, par la réflexion et les discussions, on ne peut s’empêcher de parodier certaines grandes apostrophes historiques : « Fatte ma fatte presto » (comme disait Napoléon III), et surtout de s’écrier : Kadhafi est en train de gagner et vous délibérez !

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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