Tilleul-Dame-Agnès – Conches-en-Ouche : Souvenez-vous de la roche Tarpéienne

par Yves Simon :  Romancier, auteur et compositeur, il a reçu le Prix Médicis pour « La Dérive des sentiments », et le Grand Prix Chanson de l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre discographique. Dernier roman paru : « La Compagnie des femmes », chez Stock.
La Normandie. Je réside dans cette région depuis une dizaine de jours. Prairies, forêts, chevreuils, une douzaine de chevaux à l’entour. Il est agréable de vivre dans un village qui se nomme Tilleul-Dame-Agnès. Connaissez-vous plus joli nom poétique que celui-ci ? Philippe Delerm, qui habite non loin de l’endroit, dans l’Eure, en a fait un petit livre, régional comme il se doit. Régional alors que le retentissement national de son auteur aurait permis que nos concitoyens se réjouissent d’un tel joyau…
Mais qui, en ces périodes troublées, s’émerveillerait dans ce pays de France d’un si subtil nom ? On a tant d’autres choses à revisiter : un Ben Laden exécuté et que l’on voit, en appuyant sur la touche rewind, se délecter en se regardant à la télévision après avoir maquillé sa barbe devenue grise et médiatiquement insupportable ; l’artiste chinois Ai Weiwei toujours détenu sans charges contre lui ; les deux boîtes noires du vol Rio-Paris remontées du fond de l’Atlantique ; Robert Ménard qui à présent ne cache plus des sentiments qu’il éprouvait depuis longtemps pour la pensée d’extrême droite, accréditant ainsi l’idée qu’il serait du dernier chic de trouver Marine Le Pen fréquentable ; un jeune militant, Olivier Besancenot, qui décide de renoncer à l’élection présidentielle parce que son destin personnel n’est pas de courir toute sa vie derrière une fonction à laquelle il n’a sans doute jamais aspiré ; même Madame, la première de France, qui vient ajouter sa touche politicienne en nous couvant un enfant qui naîtra six mois avant mai 2012. L’Histoire enfin qui bégaie dans l’île absolue du Japon se retrouvant, soixante-six ans après Hiroshima, confrontée à une menace nucléaire ! Bref, arrêtons là la triste mélopée de ce qui nous émeut, nous révolte, nous horrifie, cette liste des typhons humanitaires qui troublent le monde et semble infinie.
 Ici règne le silence, et on se passe aisément de télévision. Pourtant elle est là, présente, avide d’yeux qui s’en fascineraient, alors je m’informe chaque jour par le truchement d’une maison de la presse sise à trois kilomètres, à Conches-en-Ouche, avec son Café des sports, sa Pharmacie du centre, son église du XVe siècle, son clocher qui penche dangereusement, ses fortifications :
une jolie bourgade médiévale dont le blason représente trois coquilles blanches en souvenir des pèlerins qui transitaient par l’abbaye locale pour se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle.
A Tilleul-Dame-Agnès, le ciel est souvent bleu, les nuages arrivent de l’ouest, mais la mer est versatile, ils disparaissent en quelques secondes puis, brusquement, durant toute une nuit le ciel se noircit, le tonnerre gronde, des éclairs rivalisent avec les étoiles, et le lendemain, comme si de rien n’était, les merles chantent, les boutons d’or s’ouvrent au soleil, le pommier du Japon laisse tomber ses pétales roses sur le sol, les chevaux paissent.
Cette retraite paisible fut, par force, déchiquetée par un chaos digne, ici, de l’effondrement des Twin Towers, un cataclysme. « Sublime, forcément sublime », aurait écrit Duras face à l’ampleur de ce désastre humain. Vous souvenez-vous de la roche Tarpéienne ? Là où étaient suppliciés ceux qui avaient failli à la loi et aux moeurs, et qui jouxtait le lieu du pouvoir suprême : le Capitole ? Pas celui de Washington, celui où, dans Rome l’Antique, on enseignait ainsi qu’après les honneurs la déchéance pouvait faire sombrer dans les abysses les plus grands.
Malgré ma retraite normande, je ne pus échapper au lynchage médiatique d’un homme : soupçons, présomption d’innocence ? « Oui j’aime les femmes et alors ? », disait Dominique Strauss-Kahn dans une interview. Jusqu’à en mourir ? Que se passa-t-il dans la tête de l’ex-locataire de la suite 2806 de l’Hôtel Sofitel de New York quand, en à peine quelques heures, il passa d’un luxe de 150 m2 à 3 000 dollars la nuit aux 5 m2 d’une officine policière qui empestaient le vomi et l’urine des locataires précédents ? Vertigineux ! La vie est hollywoodienne, et vous invente des scénarios à couper le souffle. Un des hommes les plus influents du monde est passé, en une nuit, de l’admiration à la vindicte, de la puissance à l’inculpation, de président français en puissance à l’homme égaré que l’on a vu sortir menotté d’un commissariat d’Harlem. Pulsion sexuelle, pulsion de mort ? Voulait-il cela, cette déchéance, l’avait-il désirée au tréfonds de son inconscient afin de ne pas franchir ce qu’il ne voulait pas franchir : une déclaration à la présidentielle française dont finalement ses tripes ne voulaient pas ? A l’opposé, est-ce un costume de tyranneau moderne, vivant dans une démocratie permissive, que Strauss-Kahn – se connaissant – n’a pas voulu revêtir ? Là où il se serait octroyé la grâce d’un destin dont lui seul avait la formule : régner sans partage et n’avoir de comptes à rendre ni aux femmes ni à personne.
Celui qui fut toujours convaincu que son désir se partageait dans l’instant, comme par miracle, avec toutes celles qu’il désirait, n’aurait-il pas à ce propos manqué d’humilité comme d’empathie ? « La chose la plus indispensable, en tant qu’êtres humains, que nous puissions faire chaque jour dans notre vie, est de nous rappeler et de rappeler aux autres notre complexité, notre fragilité, notre finitude et notre unicité. » Cette phrase d’Antonio Damasio pourra-t-elle virevolter quelques instants dans la tête de DSK, le rassurer de n’être qu’un humain, avec ses faiblesses et ses pulsions ? Que là où il se trouve, en prison ou en liberté, il puisse méditer sur sa finitude, lui qui se mit à croire un jour qu’il était le maître, à jamais, d’une destinée d’exception.
Article paru dans Le Monde ‘édition du 22.05.11

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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