Constat – Bientôt, plus de lettres, que des chiffres …

Des chiffres et des lettres  PAR JACQUES DRILLON.
 La culture du chiffre ne règne pas seulement dans les commissariats de police et les salles de marché. Elle envahit les esprits, le vôtre, le nôtre. Bientôt, plus de lettres, que des chiffres.

On voit bien la tendance. Lorsque les lettres sont remplacées par des chiffres, tout est comparable. (c)Charlie Drevstam/Johnér/Photononstop

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 Ça y est : les chiffres l’emportent sur les lettres, les nombres sur les mots. Ou plutôt: l’auront bientôt emporté. Les signes annonciateurs étaient inquiétants: on ne parle plus de «ligne Pantin-Italie» ou «Vincennes-Neuilly», mais de «ligne 5», de «ligne 1», ou, mieux encore, de «la 5», «la 1». Déjà, dans certaines stations, comme Strasbourg-Saint-Denis, les panneaux de changements de direction n’indiquent plus des lignes, mais des numéros. Les voyageurs du neuf-trois prennent la 5.
De même on ne dit plus: «J’ai rendez-vous chez le médecin à cinq heures et demie», mais: «J’ai rendez-vous chez le médecin à 17h30». Bientôt, on ne dira plus «midi» ou «minuit» mais «12h» ou «24h». On ne dira plus «midi et quart», mais «12h15». Les êtres humains se transforment en fiches horaires de la SNCF, comme le type du guichet en borne automatique.
A Londres, les lignes de métro s’appellent «Northern Line», «Circle line», «Victoria Line»… Mais pas à New York, où ils ont même numéroté les rues et les avenues. Même pas fichus de leur donner des noms. Ce ne sont pourtant pas les noms qui manquent. En Islande, on en donne aux geysers. Ici, on numérote les lignes de métro. Bien sûr, ils répondront, à la RATP, qu’on les prolonge, et que la «1» ne s’arrête plus à Neuilly mais à La Défense. Ne pouvait-elle pas continuer de s’appeler «Vincennes-Neuilly»?
Une histoire belge circulait autrefois: deux bons amis connaissaient si bien leur répertoire de blagues commun qu’il suffisait à l’un de dire «26» pour que l’autre s’esclaffe. On n’est pas si loin des usines à déjeuners, appelées «restaurants chinois», où l’on dit: «Servez-moi un 32, s’il vous plaît.» Et les nazis, ce n’est pas un nom qu’ils tatouaient sur les bras des déportés, mais un numéro. Et Guéant, ce n’est pas M. Untel qu’il renvoie en Guinée, c’est 20.000 étrangers par an. Le Talmud dit d’ailleurs qu’il est défendu de compter les êtres humains. 
Une Française en moyenne a 2,01 enfants dans sa vie, et 31% des Canadiens sont totalement satisfaits de leur partenaire sexuel (43% dans les provinces maritimes, ce qui atteste l’influence libidinale de l’océan).  L’Indice de Développement Humain (IDH), à l’échelle mondiale, est de 0,753 (il s’agit de la moyenne; la médiane est de 0,741). Le nombre est toujours compris entre 0 et 1. Les binaires sont primaires. Même pas fichus de multiplier par 1000 pour obtenir des entiers
 On voit bien la tendance. Ce que tout cela signifie. De quoi c’est le nom (le numéro). Lorsque les lettres sont remplacées par des chiffres, tout est comparable, puisque réduit à une commune unité de mesure. Confusion totale. Auparavant, on ne pouvait comparer le bleu et un roman de Simenon. Mais si le bleu est remplacé par 8, et Simenon par 4, on peut dire que le bleu est le double de Simenon.
Cela paraît intellectuellement faible, mais Wikipedia dit que «le métro parisien transporte aujourd’hui environ 3,9 millions de voyageurs par jour (1,473 milliard pour l’année 2008)», transformant ainsi des trajets en voyageurs… De même, si vous ne prenez pas vos jours de Réduction du Temps de Travail, vous les convertissez en points sur votre Compte Epargne Temps, lesquels, plus tard, peuvent être convertis à leur tour en bons et excellents Euros (monnaie européenne). En parlant d’année-lumière, on a bien confondu, à l’échelle cosmique, le temps et la distance, et l’on a inversé ce que Gurnemanz dit pourtant sagement à Parsifal, dans Wagner: «Ici le temps devient espace.»
Même le mot «numéro» est transformé en chiffres. On ne dit plus: «Donne-moi ton numéro de portable», mais: «Donne-moi ton 06». Lorsque tout sera fini, on ne parlera plus que par chiffres. On brûlera dans l’enfer des chiffres, au milieu des autodafés de livres numériques.
Jacques Drillon

12-07-11 à 09:49 par BibliObs  

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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