30 heures par semaine

Alternatives Economiques – 16 février 2012 – Marc Mousli
Produire plus et mieux en travaillant moins est la définition courante du progrès économique. Jean Fourastié nous a expliqué comment le transformer en progrès social.
 
L’irrésistible progression de la productivité
La productivité et l’innovation sont les deux seuls moyens de survie de toute entreprise soumise à la concurrence. Pour celles qui réussissent à produire plus et mieux en utilisant moins de ressources, la question suivante est : comment répartir intelligemment le surplus productivité ? Il y a plusieurs réponses. On peut investir pour continuer à progresser, distribuer les profits aux actionnaires, augmenter les salaires, diminuer la durée du travail ou baisser les prix.
Parmi ces diverses utilisations possibles des gains de productivité, la diminution de la durée du temps de travail n’a guère la cote de nos jours : depuis dix ans la droite s’acharne contre les 35 heures avec une constance et une énergie qu’elle ne déploie pour aucune autre cause, alors que les défenseurs de la RTT se font discrets, à cause des erreurs commises dans son application.
Pourtant, de nombreuses innovations en cours de diffusion obligent à se poser la question de la productivité et de son usage.

Travailler 30 heures par semaine, avec 12 semaines de congé par an
Dans un livre publié en 1965, on trouve une proposition argumentée d’utilisation de la productivité pour diminuer la durée du temps de travail. L’auteur, Jean Fourastié, prévoyait qu’au milieu du 21e siècle il serait possible de ne travailler que 30 heures par semaine, 40 semaines par an et 35 années par vie, d’où le titre de son ouvrage : Les 40 000 heures[1].
Ce grand économiste, professeur au CNAM et à Sciences Po, n’avait rien d’un gauchiste échevelé. Centralien et docteur en droit,  il fut président de l’Académie des sciences morales et politiques et même éditorialiste au Figaro…
Mais il avait pour règle intangible de « ne pas raisonner sur des idées, mais sur des faits » et de « rejeter l’abstraction autant qu’il est possible ». Son ouvrage le plus célèbre, Les trente Glorieuses, illustre bien sa méthode. Il y compare la vie quotidienne dans son village du Lot en 1946 et en 1975. D’autres travaux,  sur la productivité, lui ont inspiré son livre sur les 40 000 heures.
Jean Fourastié était un grand pédagogue. Il savait que la robotisation des chaînes de montage d’automobiles ou des verreries n’était guère parlante pour le Français moyen.  Il prenait donc ses exemples dans la vie de tous les jours.
Suivons-le, et examinons une opération courante dont la finalité n’a pas changé entre l’époque où il écrivait Les 40 000 heures et aujourd’hui : se procurer des espèces auprès de sa banque.
1965 : l’expédition au bureau de poste
En 1965, les chèques commencent à se banaliser, mais les cartes de crédit sont rares : le réseau Carte bleue ne sera créé qu’en 1967. Pour faire ses achats ordinaires, il faut du liquide, et s’en procurer est une corvée hebdomadaire. Le titulaire d’un CCP[2] se doit se rendre au bureau de poste qui tient physiquement son compte, le seul habilité à lui remettre de l’argent. Il fait la queue au guichet, puis établit son chèque et le signe devant l’employé (obligatoirement), à qui il le remet avec une pièce d’identité comportant une photo. L’agent des PTT vérifie le chèque, contrôle la pièce d’identité et tire d’un grand classeur le dossier de l’usager. Il en sort deux fiches cartonnées. L’une comporte les renseignements sur le compte et sur l’identité de son titulaire, avec un modèle de sa signature. L’autre sert à noter, semaine après semaine, les opérations de retrait réalisées, pour contrôler que le plafond autorisé n’est pas dépassé. L’employé compare la signature du chèque avec celle de la première fiche, inscrit sur la seconde le montant de la somme retirée, compte les billets une première fois en les sortant de son tiroir caisse,  et une deuxième fois en les remettant à l’usager.
Une fois l’opération terminée, l’employé l’enregistre (au stylo à bille, évidemment). À la fin de son service, il note le numéro du chèque et son montant sur un bordereau de versement et remet le tout à un agent centralisateur, qui vérifie chèques et bordereaux, les récapitule et les envoie à un service de « liquidation ». Nous ne suivrons pas plus avant les opérations de comptabilité et de « compensation », réalisées à la main ou à l’aide de lourdes machines mécanographiques, rustiques ancêtres de l’ordinateur.
2012, le DAB[3] 
En 2012, nous n’« allons » plus chercher des espèces. À toute heure du jour et de la nuit, nous nous arrêtons à un distributeur automatique. Le retrait prend moins d’une minute, et les opérations de back office, informatisées, sont effectuées instantanément. Il faut simplement que le distributeur soit régulièrement approvisionné en billets et en papier, pour le reçu.
Le temps de travail nécessaire pour l’opération de retrait, simple et répétitive, a donc diminué dans des proportions proches de 100%.
« Cultiver les aptitudes à la beauté, à l’amour et au rêve »
Que faire de ces gains ? Jean Fourastié les répartit équitablement entre l’investisseur, le client et le salarié.
Pour lui, le temps dégagé grâce au progrès technique devait être réinvesti dans la culture. Il se disait persuadé que « le monde des 40 000 heures aurait, plus encore que le nôtre, besoin de beauté, d’amour et de rêve ; les aptitudes correspondantes doivent donc être cultivées »[4]. Le milieu du 21e siècle approche. Il faut donc cultiver sans attendre les « aptitudes à la beauté, à l’amour et au rêve », et se battre pour réaliser la prévision de Jean Fourastié. Nous sommes passés de 80 000 heures à 60 000 heures entre 1965 et 2012. Les 40 000 heures en 2050 sont un scénario très vraisemblable. 

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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