Février 2012
Entendre le bourdon du monde par Christophe Donner
L’art contemporain est silencieux. Galerie ou musée, on entre, on regarde et, comme il s’agit de plus en plus souvent de comprendre, on se concentre, on se tait, si on entend quelque chose c’est le bruit blanc produit par notre réflexion sur l’artiste et ce qu’il a voulu. Quand, parfois, l’oeuvre émet des sons, on ne les entend pas comme des notes : il y a la musique contemporaine, pour ça. Autre temple, autres adeptes.
La musique contemporaine et l’art contemporain sont les premiers enfants du baby-boom. Comme un frère et une soeur qui, tout en portant le même nom de famille, auraient des caractères divergents, des intérêts contraires et une reconnaissance in-égale de leurs parents, finissant par s’éviter. L’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) d’un côté, la FIAC (Foire internationale d’art contemporain) de l’autre. Certes, plasticiens et musiciens s’observent et s’inspirent, mais ne parviennent pas, ne désirent pas reconstituer ce qui, au XIXe siècle, avec l’opéra, offrait l’illusion d’une grande fête de tous les arts. Au cinéma, au théâtre, la musique est toujours l’accompagnatrice.
A cette généralité, quelques exceptions kamikazes, comme celle de Céleste Boursier–Mougenot. Il est né en 1961, il a très vite été musicien. Depuis l’âge de 8 ans, il joue des instruments de musique dans les conservatoires, mais toujours en première année de piano, en première année de violon, en première année de flûte, sautant ainsi d’un instrument à l’autre pour ne pas avoir à faire, en deuxième année, du solfège. Cette démarche indocile, enfantine, relève d’une intuition qui le conduit à considérer la musique avant tout comme un phénomène et une activité physiques. Les cours de rattrapage, à l’âge adulte, laissent des traces douloureuses, si l’on en croit l’âpreté de la discussion que j’ai eue avec lui au milieu de son installation. Céleste Boursier-Mougenot pense la musique. Du moins présente-t-il la sienne comme un échafaudage de concepts qui, dans -l’attente de former peut-être un jour une théorie de la musique contemporaine, sont chargés d’angoisse. Avec des questions protestantes, des doutes -accusateurs, des suggestions menaçantes.
Qu’est devenue la musique ? Elle est partout, mais dans quel état ! Son succès social accélère sa ruine artistique. Dans les bars, les hippodromes, les grands magasins et les ascenseurs, la musique sert à tout et à tout le monde, sauf, c’est étrange, à l’art contemporain, son frère qui la maintient à distance respectable, et respectueuse. Partout ailleurs, la musique distrait, isole, enivre, c’est l’opium des jeunes et la nostalgie des vieux, l’amplificateur des mélos, le tonicardiaque des passions hyperconsommatrices.
En quoi est-elle encore savante, et qu’y a-t-il encore de neuf, d’édifiant, de libre ? Quand elle quitte le service des mots c’est pour retomber dans la soumission aux images, quand ce n’est pas dans l’esclavage de la machine à gagner du temps. Ne devrait-elle pas inverser son rapport au monde ? Au lieu de toujours adoucir les moeurs, on pourrait laisser ceux-ci la violenter peut-être, en tout cas si j’ai bien compris l’obsession du musicien, le bourdon du monde devrait pouvoir servir à produire une musique humainement injouable, perpétuellement inachevée et proprement inouïe.
Si vous voulez comprendre de quoi je parle, rendez-vous rue de Poissy, dans le cinquième arrondissement de Paris, vous marchez dans la rue et, sans que vous vous en rendiez compte, vous êtes déjà dans le » concert « , vos pas, le camion qui passe, votre entrée au Collège des Bernardins, tout est filmé, sous cinq angles différents, par des caméras dont les images sont projetées sur les hauts murs, colonnes et voûtes de l’ancienne sacristie du collège. En fait, vous êtes moins filmés que captés. Au sens où ce sont les signaux numérisés émis par l’activité de la rue qui impulsent, à l’intérieur du programme créé par Céleste Boursier-Mougenot, une musique dont il a tort de revendiquer la paternité : personne ne la lui conteste.
A voir » VIDÉODRONES « , exposition de Céleste Boursier-Mougenot, au Collège des Bernardins (ancienne sacristie), 20, rue de Poissy, Paris- 5e. Jusqu’au 15 avril. Tél. : 01-53-10-74-44. www.collegedesbernardins.fr