Moebius, un grain de fable dans le désert

Site du magazine CLES – mars 2012 – Pascal de Rauglaudre

 Jean Giraud, alias Moebius, s’est éteint en ce mois de mars à 74 ans des suites d’un cancer qu’il a combattu avec humour jusqu’au bout. Nous souhaitons bon voyage à ce grand visionnaire et authentique génie du dessin.
La fondation Cartier lui avait consacré une immense rétrospective d’octobre 2010 à mars 2011. Voici son itinéraire et la retranscription d’un entretien qu’il a eu pour Clés avec Patrice van Eersel.
Jean Giraud, né en France en 1938, est un auteur légendaire de bandes dessinées. Avec Jean-Michel Charlier, alors directeur du magazine « Pilote  », il crée en 1963, sous le pseudonyme Gir, la série « Blueberry », western hollywoodien qui compte aujourd’hui une trentaine d’albums. En 1975, il participe au lancement des éditions Les Humanoïdes associés et du magazine « Métal hurlant », dans lequel il développe un style très personnel, sous la signature Moebius. Ses albums « Arzach » (1976) et « Le Garage hermétique » (1979) révolutionnent la bande dessinée (un nouveau volume de la série « L’Arzak » vient de paraître, le premier en couleur). En 1980, il crée avec Alexandro Jodorowsky la série culte « L’Incal ». Il s’installe à Los Angeles et collabore à plusieurs projets cinématographiques : « Alien », de Ridley Scott, « Abyss », de James Cameron, plus tard « Le Cinquième élément », de Luc Besson… En 1994, il revient en Europe et fonde avec son épouse la maison d’édition Stardom-Moebius Production qui publie ses livres et sérigraphies, dont la série « Inside Moebius ».
Son œuvre s’est construite à partir des techniques surréalistes du dessin automatique, mais aussi de la culture chamanique des Indiens d’Amérique, qu’il a découverte à l’âge de 17 ans, en 1955, au cours d’un voyage initiatique au Mexique. La transe créatrice devient pour lui un moyen d’appréhender l’étrange et de défier les lois de la nature et de la vraisemblance. Le dessin de Moebius témoigne de sa spiritualité, il vide son esprit et lui permet de capter une énergie qu’il espère d’utilité publique.
Pour aider au « désencombrement » général : « Aujourd’hui la seule façon possible de s’évader, c’est d’aller dans des déserts conceptuels, dans des endroits où il y a peu de monde, en croyant des choses que les autres ne croient pas et en faisant des choses que les autres ne font pas. »

 

Voici quelques extraits d’un entretien que nous avons eu avec lui dans son atelier de Montrouge :
« Dans les années 70 j’ai commencé à prendre ma vitesse de croisière au niveau d’une tentative de subversion de ma propre position de dessinateur et de la position de ce que pourrait être la bande dessinée dans le paysage culturel. »
« Quand j’avais 16-17 ans j’ai traversé le désert en Mexique, pas un désert avec des ondulations comme au Sahara, mais un désert plat, de pierres et cactus. Et moi j’étais collé à la fenêtre de l’autocar, complètement halluciné par cette beauté. Quand on s’est arrêté à un relais, une casemate posée sur le sable, je suis entré dans un couloir un peu sombre, une autre porte s’est ouverte sur le désert : cette vision m’a carbonisé complètement et m’a marquée, ainsi que mon œuvre, à vie. C’est pourquoi tous mes personnages errent dans des déserts. »

« Aujourd’hui la seule façon possible de s’évader, c’est d’aller dans des déserts conceptuels, c’est à dire dans des endroits où il y a peu de monde, en croyant des choses que les autres ne croient pas et en faisant des choses que les autres ne font pas. »
« Dans la quête spirituelle on cherche des voies, des clés, des portes. On tâtonne et souvent on entre dans une pratique qui a fait ses preuves soit au sein d’une multinationale religieuse soit dans un groupe privé. Mais, après avoir essayé plein de choses, je fais aujourd’hui partie des solitaires : et c’est mon dessin qui témoigne de ma spiritualité, qui désencombre mon esprit, et me permet de capter une énergie qui sera, je l’espère, d’utilité publique. Pour aider au désencombrement général. »
« Dans son exposition chez Cartier, Kitano met des pièces d’horloges en vrac, sur une membrane qui saute, et dit : Combien de temps va-t-il falloir pour que les vibrations fassent que l’horloge soit remontée par le hasard ! Non, le hasard ne peut pas tout faire, il y a un moment donné où il faut mettre en action les systèmes dont on dispose pour ordonner les choses, ordonner le monde et s’ordonner soit même ! »

« Je m’intéresse beaucoup à la science car je pense qu’elle est le chemin vers une nouvelle perception d’un concept de Dieu qui soit réconcilié avec tout ce qui est de l’ordre de l’intuition empirique, et de la révélation hallucinatoire. A un moment donné il va falloir mettre en accord ce qui est la conséquence même de ce que découvre la science, c’est à dire que nous faisons partie de l’univers, que nous sommes constitués d’une façon absolue par ce qui constitue l’univers dans sa dimension de temps, d’espace, et d’énergie, dans sa conception vibratoire. On a une sensation de proximité avec tout ça même si en même temps on a surtout la sensation d’être devant un mur, un mystère. C’est ça qui fait notre humanité : on a accès à une interrogation sans réponse. »

« Ce qui m’embête dans les religions c’est que qu’elles finissent toujours en idolâtrie, en récupération, en rituels externes qui perdent leur vraie raison d’être, des clés pour passer les portes de la perception et faire sortir ce qu’il y a à l’intérieur de soi. Y-a-t-il une vie avant la mort, reste la seule vraie question ! »
« J’ai soixante douze ans. Pendant près de 20 ans j’ai essayé de suivre les enseignements du Don Juan de Castaneda. Et Don Juan dit que dans une recherche de réalisation il faut affronter le dernier ennemi. La dernière danse, c’est celle de la désintégration, de la mort, et il faut l’aborder comme un guerrier, c’est à dire avec tout son bagage de lucidité, de force, de capacité à comprendre, à s’emparer des choses et à leur donner du sens. Alors évidemment, voici quelque chose qui se construit, et ça se construit sous la risée générale ! Pourquoi tu ne bois pas ? Pourquoi tu ne fumes pas ? Parce que je veux mourir en pleine forme ! Hahaha, quel clown ! Donc j’ai fait ça pendant 20 ans et puis je me suis dit qu’au fond, peut être que la meilleure façon de se préparer à mourir, est-elle de vivre comme tout le monde et de ne pas se sentir différent. Parce que finalement c’est un poison que de se sentir différent. Oui, j’ai envoyé balader l’austérité, j’ai trouvé que cela me rendait puant de prétention dans mon rapport avec les autres. »
« Le vieillissement est une drôle de pochette surprise, on ne sait pas ce qu’il y a dedans, tous les jours on l’ouvre et on trouve un truc nouveau ou un truc en moins, on ne sait pas. Alors évidemment on espère être un beau vieillard plein de sagesse, plein de vitalité surprenante… »

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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