Le Monde 21/03/2012
A New Delhi, le 12 mars, la pose de ces manifestantes tibétaines rappelle les corps des moines qui se sont immolés. SAJJAD HUSSAIN/AFP
Xining (Chine) Envoyé spécial
Pékin a renforcé le contrôle des monastères en y plaçant des cadres et des policiers
Rien ne filtre dans les médias locaux et la population chinoise ignore ce qui se passe à Rebkong (Tongren en chinois), petite ville tibétaine au commencement des hauts plateaux, à quelque 200 km au sud de Xining, la capitale de l’immense province du Qinghai. Seuls les riverains de la route qui longe le fleuve Jaune avant d’atteindre ce centre renommé de thangkas, les peintures religieuses tibétaines, ont pu voir les convois de camions militaires frappés des slogans d’usage ( » Maintenir la solidarité entre nationalités ! Soutenir la direction du parti ! « ), les bus remplis de soldats et les blindés anti-émeutes.
Portraits de moines immolés
Ce silence imposé a lieu alors que les événements de Rebkong montrent que la crise dans les régions tibétaines est en train de se généraliser. En quelques jours la semaine dernière, la petite ville a connu des manifestations de collégiens, l’immolation par le feu d’un moine de 34 ans, Jamyang Palden, au grand monastère de Rongwo gönchen mercredi 14 mars. Puis celle, samedi 17, d’un agriculteur de 43 ans, père de trois enfants. Ce jour-là, plusieurs milliers de moines, d’étudiants et d’habitants ont manifesté tandis que le corps du défunt, méconnaissable, était disposé sur la grande place Drolma thangchen au milieu de portraits du dalaï-lama. C’est le trentième Tibétain à s’être immolé par le feu depuis 2009. Au moins 20 n’ont pas survécu.
Si un sentiment aigu de détresse est perceptible, on sent aussi une forte solidarité, exprimée par les intellectuels tibétains rencontrés à Xining, très fragilisés par la persécution brutale dont ils sont l’objet depuis 2008. C’est l’ensemble de la société tibétaine qui semble aujourd’hui soudée contre un arsenal de mesures punitives. » Ces immolations sont extrêmement douloureuses. Ça me fait mal, mais c’est une manière pour les moines de défendre leurs droits et leur dignité « , explique une intellectuelle tibétaine de Xining.
Comme dans les autres foyers de tension des régions tibétaines, le monastère de Rongwo gönchen était désigné par les Chinois comme potentiellement » rebelle « . Des incidents avaient eu lieu dès février 2008, au tout début du soulèvement généralisé, suivis par des arrestations puis de nouvelles manifestations afin de réclamer la libération des moines considérés comme injustement ciblés.
Cette année, plusieurs monastères, dont Rongwo, ont tenté d’organiser des cérémonies secrètes pour célébrer, le 10 mars, l’anniversaire du soulèvement de Lhassa en 1959, qui avait précédé la fuite en exil en Inde du dalaï-lama, chef spirituel des Tibétains. Ont-elles entraîné des mesures de représailles qui ont poussé Jamyang Palden à s’immoler ?
Ailleurs, à Tongde, un peu plus au nord de Rebkong, près d’un millier de Tibétains ont manifesté le 16 mars afin de demander la libération de moines arrêtés la veille pour avoir hissé un drapeau tibétain, tandis qu’une autre confrontation tendue dans l’est du Tibet, entre moines et militaires, a suivi une commémoration interdite du 10 mars par les moines.
Le contexte de reprise en main des monastères » rebelles » les place sur la ligne de front de la bataille menée par Pékin contre l’influence du dalaï-lama. La nouvelle stratégie mise en place depuis 2010 vise à noyauter les comités de gestion des monastères en y plaçant des cadres et des policiers.
Samedi 17 mars, dans un des grands monastères qui surplombent le fleuve Jaune, à une cinquantaine de kilomètres de Rebkong, trois voitures de police sont visibles. » Ouvrez les yeux. Ne parlez pas trop « , conseille un moine revenu d’Inde en 2011 pour des raisons familiales. Il souffre, dit-il, du manque de liberté et du fait que personne n’ose s’exprimer dans le monastère.
Un autre moine a mis en place, depuis plusieurs années, un système d’enseignement du tibétain pour les enfants d’un comté voisin afin de compenser le manque d’écoles en tibétain. Il est très surveillé et doit agir discrètement, pour ne pas être accusé » d’endoctriner » les enfants.
La mobilisation des jeunes collégiens de Rebkong et de deux autres comtés proches, Tsekhog et Kangtsa, en mars, n’étonne personne. Ils avaient déjà manifesté en octobre 2010 après l’annonce par les autorités du Qinghai que l’enseignement en tibétain devait céder le pas à celui en chinois. L’adoption de ces mesures avait alors été repoussée.
Or, les collégiens ont découvert à la rentrée en mars que seuls des manuels en chinois étaient disponibles pour l’ensemble des matières. » Le souhait des Tibétains a toujours été de faire leurs études d’abord en tibétain et accessoirement en chinois. Or non seulement cette demande n’a pas été satisfaite, mais plus de matières passent en chinois « , explique un intellectuel tibétain de Xining.
Le Qinghai est le plus grand centre de traduction en tibétain de Chine. Mais, aujourd’hui, certains services de traductions spécialisées sont démantelés. » Les Chinois sont en train de défaire ce qu’ils ont construit « , déplore cette figure de l’intelligentsia tibétaine locale, consciente de ce qu’avait apporté à la culture tibétaine son désenclavement par le biais de l’ouverture à la Chine et au monde.
Le désarroi des écoliers tibétains lui fait se remémorer un classique des manuels scolaires chinois et tibétains : La Dernière Classe, d’Alphonse Daudet. » Ce texte m’a toujours marqué et c’est ce que je ressens aujourd’hui « , dit-il, au sujet de ce jour de 1871 où l’instituteur Hamel annonce à ses élèves que » l’ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l’allemand dans les écoles de l’Alsace et de la Lorraine « …
Brice Pedroletti
Les journalistes étrangers interdits à Rebkong |
Rebkong est de facto territoire interdit pour les journalistes étrangers ces derniers jours. Filé pendant près de quarante-huit heures, refoulé à plusieurs reprises à des barrages à quelques dizaines de kilomètres de la ville, le journaliste du Monde s’est vu opposer par les policiers chinois les arguments consacrés : » C’est pour votre sécurité. La situation n’est pas bonne à Tongren. Il faut demander l’autorisation ! « |