Chine – 04 juin 1989 – 04 juin 2012 / rappel du massacre de Tiananmen : la mémoire d’un mouvement qui a été effacé des manuels scolaires

Médiapart 04 Juin 2012 Par Jean-Philippe Béja

 Le massacre du 4 juin : une tache indélébile sur l’histoire de la Chine contemporaine

 Vingt-trois ans jour pour jour  après le massacre du 4 juin 1989, sous un soleil de plomb, la place Tiananmen est pratiquement vide. Les touristes ne sont pas au rendez-vous, et les seules personnes que l’on rencontre sont des policiers, en civil et en uniforme, et des soldats.
Comme chaque année pendant cette « période sensible », la plupart des démocrates et des défenseurs des droits de l’Homme, sont, comme Ding Zilin, la fondatrice du groupe des « Mères de Tiananmen » qui demande au gouvernement de changer son jugement sur le mouvement, maintenus à leur domicile par les policiers du Guobao,. Cette professeure à la retraite n’a pourtant rien d’une pétroleuse. Mais, en Chine, ceux qui se battent pour maintenir la mémoire d’un mouvement qui a été effacé des manuels scolaires et n’est jamais mentionné dans la presse, continuent d’être inquiétés.

Il est sans doute nécessaire de rappeler l’essentiel des faits. Souvenons nous. Il y a vingt-trois ans, les regards du monde entier étaient tournés vers le centre symbolique du pouvoir à Pékin, la place Tiananmen. Dans la nuit précédente, les soldats de l’Armée populaire de libération, bloqués depuis quinze jours aux portes de la ville par les habitants qui avaient élevé des barricades, étaient entrés en force pour en finir avec un mouvement social qui agitait le pays depuis près de deux mois. Après une progression marquée par une violence inimaginable faisant des centaines de morts, ils arrivaient sur la place. Une négociation, entreprise par des intellectuels qui avaient lancé une grève de la faim contre l’intervention militaire,  aboutissait à un accord permettant aux derniers étudiants occupant la place de l’évacuer sans que l’Armée tire. Le négociateur principal s’appelait Liu Xiaobo ; quelques jours plus tard, il était arrêté et envoyé en prison sans jugement pour deux ans sous l’accusation d’être « la main noire derrière le mouvement ». En 2008, il était à nouveau arrêté pour avoir co-organisé une pétition demandant la démocratisation du régime, la Charte 08, et avoir écrit des articles critiquant le Parti ; en 2009, il était condamné à onze ans de prison pour « incitation à la subversion de l’Etat socialiste » et en 2010, il obtenait le prix Nobel de la paix. Il passera ce triste anniversaire dans la prison de Jinzhou, à quelques centaines de kilomètres au Nord-Est de Pékin, tandis que son épouse, Liu Xia, reste en résidence surveillée depuis plus de dix-neuf mois. Sur le twitter chinois, bien des activistes ont inscrit le 4 juin 1989 comme date de naissance. Et il est vrai que la répression du mouvement pour la démocratie a ouvert les yeux d’un grand nombre d’entre eux sur la nature du régime.
Pourquoi choisir l’amnésie ?
Dès 1990, les autorités ont décidé d’ignorer l’événement. C’est d’autant plus étonnant que si ceux qui se sont soulevés pacifiquement à Pékin et dans plus de trois cents villes étaient véritablement les émeutiers contre-révolutionnaires dénoncés à l’époque, la décision d’envoyer l’Armée pour les écraser a permis de sauver le pouvoir. Ses dirigeants devraient donc en être fiers. Ils auraient pu décréter le 4 juin fête nationale et organiser des cérémonies à la gloire des vaillants soldats de l’APL qui se sont sacrifiés pour sauver le gouvernement.[1]
Mais ils ont choisi le silence. L’ « émeute contre-révolutionnaire » s’est transformée en une « tempête » que l’on évite de mentionner tant dans la presse que dans les livres d’histoire. Mieux encore, le maire de Pékin de l’époque, Chen Xitong, vient de publier un livre d’entretiens dans lequel il affirme qu’il n’a aucune responsabilité dans le massacre[2]. Or, à l’époque, tous les témoins affirmaient qu’il avait brossé un tableau dramatique de la situation dans la capitale qui avait largement pesé dans la décision de Deng Xiaoping d’envoyer l’Armée. Du reste, son rapport sur le 4 juin selon laquelle cette décision était « correcte » et « inévitable » montre qu’il était totalement favorable à la répression. Mais aujourd’hui, au lieu de s’en enorgueillir, il déclare qu’il n’était pas l’auteur de ce rapport, qu’il avait été obligé de le lire, mais qu’au fond de son coeur,  était favorable au dialogue avec les étudiants[3]. Et de faire l’éloge de Zhao Ziyang, pourtant limogé pour avoir tenté de diviser le Parti.
Les tourments psychologiques de Chen ne sont guère intéressants, mais ses déclarations sont la preuve que même un « dur » comme lui cherche à prendre ses distances par rapport au massacre, qualifié du reste depuis de « tempête ». Il rejoint ainsi Li Peng, le premier ministre de l’époque dont chacun se rappelle le discours proclamant la loi martiale, qui déclarait dans son journal publié en 2010 qu’il n’avait jamais cherché à persuader Deng Xiaoping d’envoyer l’armée. Alors, si ni Li Peng, ni Chen Xitong n’acceptent pas d’assumer la responsabilité du massacre, s’agissait-il d’une décision erronnée ? S’approche-t-on d’une révision des verdicts ?
La décision de refuser le dialogue avec les étudiants et le refus de reconnaître l’autonomie de la société civile constituent pourtant la base du consensus établi entre tous les dirigeants depuis plus de vingt ans. Tous se sont accordés pour estimer que la ligne consistant à accepter le dialogue avec la société soutenue par Zhao Ziyang, risquait d’aboutir à la fin du pouvoir du parti communiste, conviction renforcée par l’effodrement du socialisme en Europe de l’Est et en Union soviétique.
Alors qui osera remettre en cause le verdict sur l’événement et par là même le consensus qui fonde l’autorité du pouvoir ? Wen Jiabao, qui depuis deux ans, ne cesse de réclamer la mise en oeuvre d’une réforme politique ? Mais son mandat viendra bientôt à expiration. La nouvelle génération, qui n’a aucune responsabilité dans la décision d’envoyer les chars ?
Réhabiliter le mouvement pour la démocratie de 1989 serait une décision grave et lourde de conséquences. Lorsque le 15 novembre 1978, Deng Xiaoping a décidé de réhabiliter la manifestation de Tiananmen du 5 avril 1976, jusque-là considérée comme un « incident contre-révolutionnaire », cette décision a été considérée par l’ensemble de la société et du Parti comme un changement profond de politique. Un mois plus tard, le 3ème plénum du onzième comité central lançait la politique de réforme et d’ouverture.
Le successeur désigné de Deng Xiaoping, Xi Jinping, et ses camarades seront-ils prêts à reconnaître que la décision de Deng d’envoyer les chars contre la population de Pékin était erronée ? Que la ligne de dialogue soutenue par Zhao Ziyang, loin d’être une tentative de faire éclater le Parti, était une initiative courageuse ? Etant donnée l’opacité qui règne sur les discussions qui ont lieu au sommet du Parti, il est difficile de se prononcer.
Pourtant, de nombreux éléments montrent que le consensus post-4 juin commence à s’effriter. Les déclarations du premier ministre Wen Jiabao en faveur de la réforme politique remettent au premier plan un sujet demeuré tabou pendant plus de vingt ans. Les luttes au sommet illustrées par le limogeage de Bo Xilai, l’ambitieux membre néo-maoïste du Bureau politique, montrent que les conflits s’aggravent au sommet.

Par ailleurs, certains changements sont perceptibles. Ainsi, la semaine dernière, dans les provinces du Shandong à l’Est, du Guizhou au Sud-ouest  et du Fujian au Sud-est ont eu lieu des manifestations de quelques dizaines de personnes qui ont déployé des banderoles et réclamé un renversement du verdict sur le massacre. Et pour la première fois les manifestants n’ont pas été envoyés en prison.
La nouvelle génération destinée à prendre les rênes du pouvoir à l’automne à l’occasion du 18ème congrès du Parti serait-elle prête à réhabiliter le mouvement ? Il est trop tôt pour l’affirmer, mais il est clair que le massacre reste que l’omerta observée par le Parti n’empêche pas les plus hauts dirigeants du pays de considérer que le massacre de Tiananmen est une tache sur l’histoire contemporaine de la Chine.
 [1] Voir le chapitre de Perry Link dans Jean-Philippe Béja (Ed.) The Impact of China’s Tiananmen Massacre, London, Routledge, 2011
[2] Yao Jianfu, Yu Chen Xitong duihua (Conversations avec Chen Xitong), Hong Kong, 21st Century, 2012
[3] Chow Chung-yan, « Chen Xitong praises reformists », South China Morning Post,30 mai 2012 

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
Cet article, publié dans Débats Idées Points de vue, International, est tagué , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.