Prison de Liancourt (Oise) – Robert Badinter : rencontre avec les détenus.

 Envoyée spéciale Pascale Robert-Diard

Badinter, l’abolition et la leçon faite aux détenus

« …Tous les cinq ou dix ans, avec Elisabeth, nous allons fleurir de roses rouges la tombe de Victor Hugo et à chaque fois, je me récite la litanie, toujours plus longue, des pays abolitionnistes… Je suis trop vieux, je ne verrai pas son rêve d’abolition universelle de la peine de mort se réaliser, mais vous, peut-être vous la verrez ... »
L’ancien garde des sceaux a évoqué le combat contre la peine de mort au centre pénitentiaire de Liancourt, dans l’Oise
C‘est donc celle-ci… « , a dit Robert Badinter en découvrant  » l’avenue  » qui porte son nom. Une centaine de mètres de bitume bordés de plates-bandes sans grâce au bout desquels se dresse, depuis 2004, l’imposante masse de béton gris de la prison de Liancourt (Oise).
Le conseil municipal avait un temps pensé à Alphonse Boudard, mais l’idée de baptiser la rue du nom d’un ancien taulard, même devenu un célèbre écrivain populaire, a été écartée. Va donc pour l’avenue Robert Badinter et son numéro unique, celui du centre pénitentiaire, où l’ancien garde des sceaux de François Mitterrand était attendu, jeudi 19 juillet, par une cinquantaine de détenus.
L’invitation avait été lancée par l’un d’entre eux, qui tient la bibliothèque. Il lui a écrit, Robert Badinter a répondu et a donné son accord, l’administration pénitentiaire a ensuite assuré la (lourde) intendance de la rencontre.

Dans le gymnase de la prison réquisitionné pour l’occasion, la table du conférencier est posée à distance respectable des chaises en plastique blanc du public. Des hommes, pour beaucoup d’âge mûr, et une poignée de jeunes, tous vêtus de jeans ou de survêtements, le cheveu souvent ras. Derrière eux, une rangée de gardiens se tient debout, mains croisées. Robert Badinter, 84 ans, s’avance sous les applaudissements, maigre et longue silhouette au regard perçant, jette sa serviette de cuir noir sur la table, se saisit du micro dans ses deux mains.
 » Voilà soixante ans que je suis entré pour la première fois dans une prison française « , lance-t-il. Pendant une heure, il va leur parler du combat pour l’abolition universelle de la peine de mort. De Beccaria, Rousseau, Victor Hugo et de lui-même. Mais aussi du traité de Rome, de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour pénale internationale, de la constitutionnalisation de l’abolition en France, de la Biélorussie, seul pays de l’Union européenne qui résiste encore, de la Chine, premier Etat exécuteur du monde, du confucianisme qui sans doute un jour le sauvera, des Etats-Unis, de l’esclavagisme, de la guerre de Sécession, de Bush père et fils, du nombre de Noirs dans le couloir de la mort, de l’espoir d’une abolition imminente en Californie, avant d’évoquer, en enrubannant soudain ses mots d’un peu de prudence, le  » problème des Etats islamistes intégristes – je souligne l’importance du dernier adjectif – et la charia « .
Une cavalcade de siècle en siècle –  » Quand vous relisez, c’est pour ma part ma lecture vespérale, l’Ancien et le Nouveau Testament… «  -, d’histoire en géographie, de traités de droit pénal en pratique des institutions, d’anecdotes puisées dans la fréquentation intime du pouvoir politique et intellectuel –  » mon ami Michel Serres a coutume de dire que l’homme est un rat pour l’homme « ,  » le procureur général chinois que j’ai rencontré récemment ne me paraît pas marqué du sceau de l’indulgence judiciaire « ,  » j’ai reçu de Bush ce télégramme… «  – que l’on devine déjà exprimées mille fois devant des assemblées autrement plus capées. Pas un instant l’ancien avocat ne semble se demander comment ses phrases ourlées, la rareté de ses mots et sa familiarité avec l’imparfait du subjonctif pénètrent les visages concentrés, presque aimantés, de ceux qui l’écoutent. Tombe la péroraison.  » Tous les cinq ou dix ans, avec Elisabeth – son épouse – , nous allons fleurir de roses rouges la tombe de Victor Hugo et à chaque fois, je me récite la litanie, toujours plus longue, des pays abolitionnistes… Je suis trop vieux, je ne verrai pas son rêve d’abolition universelle de la peine de mort se réaliser, mais vous, peut-être vous la verrez… « 
Il croise ses jambes sous la table, plonge ses yeux dans l’assemblée.  » Peut-être avez-vous des questions ? «  On guette le silence impressionné, on se trompe. Un premier détenu se lève, comme à la parade. Lui demande ce qu’il pense du droit de tirer qui est reconnu aux gardiens de prison en cas de fuite d’un détenu. L’ancien garde des sceaux esquive poliment :  » En aucun cas cela ne peut se comparer à la peine de mort. «  A peine a-t-il achevé sa réponse qu’un autre prend la parole pour lui demander si, dans le combat pour l’abolition, la difficulté est davantage venue des responsables politiques que des juges. La cavalcade reprend : 1981, Mitterrand, la tribune de l’Assemblée nationale, la promesse de l’abolition accomplie.  » Merci « , lance-t-il, soudain. C’est fini.
Des questions, il y en a pourtant encore. Les détenus s’attardent autour de lui, à une distance respectueuse.  » C’était un peu monologue, mais c’est tellement impressionnant « , confie Mourad.  » C’est la première fois qu’on a un conférencier ici, il faut continuer « , dit Fouad. Ils rêvent de faire venir  » celui qui parle des « indignés », Stéphane Hessel « .  » Et Christophe Hondelatte, ce serait bien aussi ! « , lance un autre.  » Oui, lui il est bon, je l’ai déjà entendu à la Santé « , observe son voisin.
Dans un coin du gymnase, un détenu replie le papier qu’il avait préparé.  » Je suis timide, j’ai pas osé le lire… « , souffle-t-il. Il avait tout écrit, du premier au dernier mot, avec une orthographe incertaine. La question s’adressait à  » Maître Bindinther « .
 22-23/07/2012 © Le Monde 

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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