Forum Le monde – Qui a peur de l’incivilité ?

Selon l’ouvrage collectif « malaise dans la civilité ? », un effritement des règles élémentaires de la vie en société serait en cours. Les avis divergent sur cette hypothèse, et sur l’inquiétude qu’elle devrait susciter

Une atteinte à la démocratie, Corine Pelluchon, philosophe

L’INTÉRÊT DE CE LIVRE n’est pas seulement dû à la nostalgie des auteurs pour « l’enveloppement des lois et des moeurs par les manières » qui désigne chez Montesquieu les signes extérieurs de la civilité. Le mobile de la conduite polie n’est plus l’adhésion à un ordre hiérarchique, comme sous l’Ancien Régime, et nul ne saurait le regretter. Pourtant, s’il n’est pas écrit dans notre Constitution qu’il est nécessaire d’être poli envers ses voisins, on voit bien que, lorsque se multiplient les incivilités, quelque chose de l’esprit démocratique est atteint.
La démocratie repose sur l’affirmation de l’égalité morale des individus, qui elle-même fonde la tolérance envers des styles de vie qui ne créent pas de dommage à autrui. Ainsi, invoquer le dégoût pour interdire une pratique, c’est confondre la morale et le droit. Toutefois, cette distinction n’empêche pas que nous ayons tous besoin d’être éduqués pour vivre ensemble. La transmission de manières d’être exigeant une certaine autocontrainte renvoie à ce processus jamais achevé qu’est la civilisation.
Au lieu de se borner à dénoncer les actes d’incivilité à l’école et dans le travail, les auteurs cherchent à comprendre le sens de la civilité afin de se demander quelle forme le respect envers autrui pourrait revêtir aujourd’hui.
L’expression de l’éthique
La politesse est la formalisation des conduites, alors que la civilité suppose l’intériorisation émotionnelle des règles. La civilité est feinte lorsque l’égoïsme gouverne et que la socialité est structurée par l’avantage mutuel. Elle devient précaire lorsque la socialisation des individus, au lieu d’être du ressort des familles, est confiée à l’Etat, aux pouvoirs ou à la religion, ce qui déresponsabilise les personnes. Des codes fondés sur l’honneur et la violence s’attaquent aux bonnes manières et à tout ce qui incarne l’autorité.
Au contraire, la civilité a du sens et de l’attrait quand elle est l’expression de l’éthique. Elle traduit le scrupule d’un sujet qui se demande si sa place au soleil n’est pas usurpation de la place d’autrui. La civilité est inséparable de la production d’un sujet qui ne se définit pas par la crainte pour soi, mais est « dégrisé de l’amour de soi », comme dit Finkielkraut. Il ne s’agit pas de s’excuser d’exister, mais dire bonjour, c’est promettre que l’on évitera la violence dans les rapports humains et que l’on se souciera de l’autre et des autres.
A ce sujet, il est dommage que personne, dans ce bel ouvrage, n’ait évoqué les arts de la table. Car les bonnes manières ne doivent pas occulter la signification éthique d’un acte à la fois naturel et social, personnel et collectif, qui pose le problème du partage des ressources et de ce que notre alimentation coûte aux autres hommes et aux bêtes.
Corine Pelluchon
Article paru dans l’édition du 07.09.12

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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