Jean-Claude Guillebaud : Pourquoi sommes-nous si bêtes ?

Altermonde sans frontières – 11 février 2013 –
untitledCeux qui ont lu le livre démystificateur de Guillaume Duval « Made in Germany » aux Éditions du Seuil ont pu très légitimement être troublés. Je l’ai été moi-même à la lecture de cet ouvrage détonnant. Le rédacteur en chef du mensuel « Alternatives économiques » y démontre avec minutie pourquoi il est ridicule d’évoquer à tout bout de champ le « modèle allemand ». De même qu’il est irréfléchi de qualifier rétrospectivement le chancelier Gerhard Schröder (1998-2005) de « réformateur clairvoyant ».
Je ne reviendrai pas sur le contenu de ce livre aussi clair que bien informé. Son auteur non seulement connaît bien – et aime – l’Allemagne, mais il y a travaillé plusieurs années comme ingénieur, à Francfort puis à Tübingen. Au bout du compte, c’est à la bêtise collective – la nôtre – que nous renvoient ces analyses. Comment le discours dominant peut-il, mois après mois, ensorceler le débat démocratique au point que se trouvent colportées, reprises, clamées, pieusement commentées des âneries aussi manifestes ? Et cela alors même que nous vivons dans une société où l’information est disponible, accessible à quiconque fait le modeste effort de la chercher.
Qu’est-ce qui nous rend si spontanément crédules et si dociles ? Pourquoi voit-on si souvent à la télévision – chez Calvi ou ailleurs – d’infatigables « spécialistes » qui pontifient sur le « modèle allemand » ? Et presque toujours avec le souci d’admonester le téléspectateur français. La force ensorcelante de cette antienne du « modèle » est d’autant plus mystérieuse qu’elle renaît sans cesse de ses cendres. Elle procède non pas de la raison démocratique, mais d’une sorte de chamanisme conjuratoire. Ou d’une ruse de la domination. Aujourd’hui, c’est à nouveau en citant l’Allemagne qu’on rameute les « mythes » censés impressionner le citoyen lambda.
Mais souvenons-nous que lesdits mythes n’ont pas toujours été allemands. Depuis vingt ans, on a tour à tour dénigré les Français au nom du modèle britannique, puis américain, néerlandais, danois, canadien, etc. On a désigné ces pays, l’un remplaçant l’autre, comme autant de périmètres vertueux, opposables à notre « laxisme » ou à notre « paresse ». À chaque fois, commentateurs perroquets et éditorialistes bien-pensants reprenaient la chanson, en y ajoutant leurs propres couplets moralisateurs. Et puis, tôt ou tard, à y regarder de plus près, on finissait par découvrir que les « vertus » de ces modèles n’en étaient pas vraiment.
Le plein-emploi tant célébré aux Pays-Bas résultait surtout d’une confusion statistique mélangeant chômage et invalidité. Certains choix macroéconomiques américains tant ovationnés, comme les fonds de pension ou la retraite par capitalisation, se révélaient, crise aidant, cataclysmiques pour les retraités, qui perdaient illico leurs économies et leur retraite. La dérégulation et la « flexibilité » britanniques, au nom desquelles l’hebdomadaire « The Economist » nous fait toujours la leçon, débouchent en 2013 sur une récession nettement plus marquée qu’en France.
au_tibet_p19Bref, c’est bien sur l’énigme de la crédulité que l’on bute. Quand je demande : « Pourquoi sommes-nous si bêtes ? », je n’ignore pas que certains ont été un peu moins bêtes que d’autres. Disons que je préfère m’interroger sur la docilité globale qu’induit notre naïveté collective. Le vieux cantique sur le « modèle » est d’autant plus exaspérant qu’il est toujours idéologiquement orienté : pousser sans cesse les Français vers le « moins social ». C’est à la fois très bête et très simple.
Jean-Claude Guillebaud /Le Nouvel Observateur N° 2518 du 7 février 2013

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