En direct du front

Charlie Hebdo  13 mars 2013 – par Patrick Pelloux urgentiste
Plus je suis de garde aux urgences et plus je mesure la crise sociale, profonde, lourde, et l’absence de repères de la société. Plus je constate l’abandon de gens jeunes ou vieux, qui ne comprennent plus la vie, qui ne savent pas ou plus parler, s’exprimer. L’autre jour, un ado, dans les clichés de la mode débile des banlieues, parlait à base de « yo » et de « wesh », ne sachant dire sa douleur abdominale… Et la vieille dame, elle, ne peut plus se souvenir du mot, car sa mémoire s’écroule comme château de sable.
Édifiant de voir certains jeunes sans culture collective, qui insultent immédiatement l’autre qui tente de les aider et se battent sans aucun regret. Mais, en fait, ils sont rares. La majorité des jeunes n’est pas comme eux. L’ado qui a tenu la main de sa maman qui agonisait de son cancer, c’était beau comme l’humanisme. La crise est là, et je refuse qu’elle m’emporte dans la tristesse. Rester optimiste est aussi une forme de révolte. mais comment tenir en voyant des vieux abandonnés à leur démence, seuls ? La crise est un gouffre dans lequel nous sommes plongés.
La nuit, des vieux, seuls dans leur logis, appellent les pompiers, la police, le SAMU, comme des petits bateaux perdus dans l’océan et la nuit. La vieille à la voix chevrotante a peur, à 1heure du matin… Tout simplement : peur. C’est con, la peur, à 80 ans comme à tout âge. Alors elle téléphone et elle se trouve de la douleur, de l’anormal à son corps, pour justifier son besoin d’entendre une voix, de voir s’il y a encore des êtres humains sur Terre.
crise_hopital-01_reduitFaire un tour là-bas, dans le Nord, où la guerre industrielle a tout ravagé, remet dans le bon tempo. A Roubaix, je suis allé soutenir le Dr Babe, urgentiste, qui a donné sa vie à son service d’urgence. Le ras-le-bol du manque de moyens l’a fait démissionner de son rôle de chef. Les services d’urgence sont les premiers au front de la guerre sociale. En sortant de la gare de Roubaix, je vis que la seule boutique éclairée était ouverte, c’était l’église évangéliste. C’est un électrochoc pour nos démocraties de voir l’avancée des obscurantismes religieux et des sectes, qui poussent su bien sur le fumier de la crise.
La crise, c’est le fascisme
Lorsque j’étais étudiant en médecine, au milieu des années 1980, pas un voile, pas une burqa, pas une kippa sur les bancs des facultés de médecine. Désormais, au premier rang, la Bible, la Torah et le Coran semblent avoir remplacé les journaux, et les facultés de médecine ne luttent pas contre les signes ostentatoires afin de ne pas faire de vagues. revoilà la peur !
Alors, la retraite des valeurs de la laïcité aurait-elle sonné ? Non ! Il y a des médecins, des infirmières, des directeurs d’hôpital qui luttent contre le prosélytisme à l’hôpital.
La semaine dernière, aux urgences de l’hôpital Nord de Marseille, coincé entre des quartiers très difficiles, les trafics de drogue, la misère des femmes, des hommes, des enfants, le chômage et un recul de tous les services publics… Ils ont hurlé car deux types les ont violentés et cassé le service, car la racaille n’aime pas attendre. Mais les personnels tiennent le front du service public.
C’est comme l’un de ces sans-abri dans une rue de Paris, sans raison, sans nom, sans rien. Dont la peau a pris la couleur du trottoir et dont tout le corps ne pense qu’à boire et à fumer tout ce qu’il peut. Il est son propre Fukushima. Les gens passent autour et ne le voient pas, tellement ils sont de plus en plus nombreux… Mais ce collègue psychiatre et cette assistante sociale d’un dispensaire parisien y croient encore et font ce qu’ils peuvent. Certes, c’est un peu lutter contre un tsunami avec une éponge et un seau, mais ils sont là.

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Sauver le monde nous est impossible, alors sauvons déjà ceux qu’on croise, et peut-être qu’avec toutes ces pierres on construira un pont solide pour aller vers un monde meilleur. Et on gardera quelques gros cailloux pour la gueule de ceux qui nous ont mis dans la merde.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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