affaire Cahuzac : Comment accepter que la forfaiture (gravissime) d’un ministre permette de présenter tant de cyniques – avérés et connus – pour des modèles de vertu ?

Sud-Ouest 07/04/2013 Par jean-claude guillebaud

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Quand les cyniques font la morale

En voulant déculpabiliser l’argent, ce sont ces très riches qu’on a déculpabilisés.
Comme des millions de Français, j’ai du mal à contenir l’immense dégoût qui m’habite depuis la « révélation Cahuzac ». Pour dire la vérité, ce dégoût est mêlé de colère. Car, enfin ! Comment ne pas sourire de voir tous ces gens, à gauche comme à droite, en appeler à la « morale républicaine » dont ils se sont eux-mêmes, si souvent, affranchis ? Comment accepter que la forfaiture (gravissime) d’un ministre permette de présenter tant de cyniques – avérés et connus – pour des modèles de vertu ? Ce tintamarre vengeur autour de Cahuzac charrie avec lui tant d’hypocrisie qu’une maman chatte n’y reconnaîtrait pas ses petits.
La quintessence de ce tour de passe-passe tient en peu de mots. Nos élites et les communicants politiques, économiques ou médiatiques font semblant de s’indigner de ce qu’ils ont eux-mêmes fortifié. Je veux parler du cynisme, du « pas vu pas pris », de l’individualisme débrouillard dont on fait l’éloge depuis plusieurs décennies. Quand je vois un éditorial du quotidien « Libération » s’inquiéter de la « faillite morale », je sursaute. Ne voilà-t-il pas près de quarante ans que ce quotidien libéral-libertaire ironise sur la « morale » en général et la vertu en particulier ? Sortirait-il de ce somnambulisme ?
Petit effort de mémoire.
Voilà plusieurs dizaines d’années qu’on veut nous convaincre qu’il est temps de « déculpabiliser » l’argent et ne plus avoir honte de faire fortune. La défiance des Français à l’égard de l’argent, nous dit-on, tiendrait à un vieux fond catho qu’il est urgent d’évacuer. (Ce qui est idiot : la même défiance se retrouve dans toutes les confessions et toutes les sagesses.)
Du coup, on a laissé progressivement l’argent devenir la référence ultime, la valeur clé, l’étalon le plus fiable pour mesurer le degré de réussite et de bonheur. C’est fou.
À partir du moment où l’on fait de l’argent un roi, on est moins regardant sur la façon dont il est gagné. De fait, la grande presse – y compris à gauche – a pris l’habitude de célébrer les hyper-riches comme des rockstars, et les milliardaires comme des princes charmants. En voulant déculpabiliser l’argent, ce sont ces très riches qu’on a déculpabilisés. Dans une France gagnée par la pauvreté et la précarité, la fortune a donc pu s’étaler avec une arrogance presque pornographique.
Ce n’est pas tout. Au-delà de l’argent, c’est l’idée même de morale républicaine qu’on a peu à peu discréditée. On y voyait la marque d’un archaïsme réactionnaire (on ne disait plus « bourgeois »). Chacun devrait être libre, ajoutait-on, de choisir la morale qu’il veut. L’idée même de « société » ou de « république » n’est-elle pas oppressive, c’est-à-dire ringarde ? En promouvant ainsi – et depuis longtemps – un individualisme intégral, on a fait le jeu d’une tyrannie marchande et publicitaire, sans foi ni loi. Quand les médias portent au pinacle des philosophes libertaires (je pense, entre autres, à Éric Fassin ou à Ruwen Ogien), ils ne voient pas que ces derniers sont devenus les idiots utiles du néolibéralisme.
En récusant en bloc la famille, la morale et le civisme républicain, on empêche qu’aucune médiation protectrice ne s’interpose plus entre l’individu désaffilié et les forces du marché. Le citoyen n’est plus alors qu’un simple consommateur, livré sans défense aux ruses de la « machine ». On transforme du même coup le prurit calculateur en nécessité de survie. Or, si ce comportement de « petit malin » devient la norme, comment s’étonner qu’il se substitue progressivement à la morale républicaine elle-même. On oubliera alors toute référence à ce que Georges Orwell appelait « common decency » (la décence universelle). C’est à ce moment-là que l’incendie gagne toute la société et que la démocratie fait naufrage dans les « affaires » malodorantes.
Jérôme Cahuzac est inexcusable. Certes ! N’empêche qu’il est – aussi – le parfait produit d’une société cynique …

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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