Le mythe de l’innovation infinie ? toujours libres de le refuser

Du journal mensuel La Décroissance – avril 2013- La chronique de François Jarrige
ipad-miniAvez-vous remarqué à quel point les discours médiatiques sont remplis de discours sur l’innovation, ce mot magique qui permet d’éviter de penser ? Il y a une pénurie de ressources fossiles ? Inventons de nouvelles technologies d’extraction. Il y a un problème de réchauffement climatique ? Inventons les technologies du futur. Il y a des millions de chômeurs et de précaires ? Investissons dans les « nouvelles technologies » pour créer les emplois de demain. Toute opinion discordante est impossible, tout point de vue sceptique est rejeté comme stupide, voire dangereux… Pourtant, dans un livre passionnant récemment traduit en français, l’historien britannique des sciences et techniques Davis Edgerton plaide de façon rafraîchissante pour une autre manière de penser la place des techniques contemporaines (1). Dans The Shock of the Old, traduit par Quoi de neuf ?, l’auteur montre que la technophilie naïve qui sature les discours de notre époque est largement erronée car elle dissimule en fait la persistance des objets anciens et la diversité des usages sociaux des techniques. Il faut abandonner le mythe de l’innovation nous dit-il, celui-ci est né avec la société industrielle, il encombre nos représentations du monde, stérilise nos aptitudes à l’imagination, paralyse nos capacités d’action. A la place du culte aveugle de l’innovation il faut se tourner vers la diversité et la complexité de l’usage réel des objets pour retrouver des ressources et des libertés d’action.
Mythes de l’invention
Dans ce livre original, qui allie l’érudition et la clarté de l’écriture, l’auteur parcourt le XXème siècle et les continents pour nous dire comment les hommes ont pensé leur rapport quotidien à la technique, un rapport fait de bricolage, d’autonomie et de liberté. Le discours sur l’innovation est un discours de riches, un discours impérialiste, qui méprise les bricolages, qui rend invisible les « technologies créoles » des mondes pauvres, qui oublie les outils anciens, sans cesse adaptés et réinventés par la créativité des gens ordinaires. Ces techniques anciennes, on pourrait dire de « la simplicité volontaire », ne se mettent pas en scène dans les grands médias, elles ne suscitent que le mépris des dirigeants et des leaders alors qu’elles sont au final l’essentiel.
100_50231Edgerton détruit de nombreux mythes soigneusement fabriqués et véhiculés pour rendre tout débat et toute critiques des déferlements technologiques impossibles. Non, la bombe nucléaire larguée sur le Japon en 1945 n’a pas sauvé un million de vies américaines; non les technologies de communication n’abolissent pas les frontières et ne donnent pas naissance à une « société de l’information » heureuse; non les sciences et technologies ne permettent pas l’avènement de « guerres propres » et civilisées, non elles ne visent pas à nous libérer. Au contraire, « la technologie moderne a été l’instrument de forces non pas révolutionnaires, mais conservatrices. Les nouvelles technologies perpétuent les vieilles relations de pouvoir » (page 213). Dans le chapitre passionnant consacré aux technologies de « mise à mort », l’auteur rappelle que la modernité et la civilisation n’ont pas du tout fait reculer les mise à mort – celles des humains comme celles des bêtes – elles les ont au contraire démultipliées tout en les éloignant de la sphère publique pour les dissimuler dans des lieux plus discrets dédiés à cela (les abattoirs, les camps, etc…) les gouvernants nationaux, européens, mondiaux, ne cessent d’appeler à de grands investissements dans « les technologies de l’avenir », des milliards de dollars et d’euros sont dépensés dans les nouvelles technologies dont on espère de multiples retombées. Mais là encore, ce sont des discours creux et idéologiques car dans la pratique on assiste à une contre-productivité croissante : la tapage général et les investissements considérables dans les médicaments biotechnologiques dissimulent mal leur impact très limité sur ‘amélioration de la santé des populations !
« Futurisme dépassé »
Contrairement à ce qu’on croit souvent, et à ce qu’on nous fait croire sans cesse, il est par ailleurs possible de « désinventer ». Une véritable histoire des techniques et de leurs usages montre combien « la plupart des inventions sont effectivement désinventées, dans le sens où elles tombent dans l’oubli » (page 277) : l’histoire est remplie de ces machines et inventions célébrées comme révolutionnaires avant d’être totalement oubliées; n’oublions pas que même les avions supersoniques, les produits comme l’amiante, le DDT, ou les CFC polluants, ont finalement abandonnés. On pourrait ajouter que les gaz de schiste, le nucléaire, les OGM et beaucoup d’autes techniques pourraient être arrêtées car « stopper les projets au bon moment est la garantie d’une politique d’invention et d’innovation réussie« . En 2011, Davis Edgerton avait d’ailleurs publié un petit article étonnant dans la célèbre revue scientifique Nature , intitulé « Éloge du luddisme » (2) à cesser les recherches inutiles et à rejeter  » l’impératif technologique » qui nous aliène.
Cette idée aboutit à une conclusion radicale et très forte qui offrira des ressources à ceux qui sont en quête de chemins de traverse et de trajectoires alternatives : « Nous n’aurons plus à nous culpabiliser d’être hostiles à l’innovation ou en retard sur notre époque sous prétexte que nous refusons d’adopter une invention. Nous sommes libres de refuser les techniques que nous n’aimons pas, quand bien même des gourous de la consommation et des gouvernements nous affirment de manière intéressée qu’il est primordial d’accepter, par exemple, les cultures génétiquement modifiées. Il existe d’autres techniques, d’autres voies d’invention. L’histoire de l’invention n’est pas l’histoire d’un futur inéluctable auquel nous devons nous adapter sous peine de disparaître, mais plutôt une histoire de futurs avortés, et de futurs fermentent ancrés dans le passé » (page 276). Il ajoute : « Nous devons nous estimer libres de chercher, développer, innover,même dans des domaines jugés obsolètes par ceux qui s’enferment dans un futurisme dépassé« . Ce livre lève un verrou essentiel pour penser ce que serait une politique de décroissance, une politique qui serait en réalité plus réaliste que les appels mystiques et idéologiques à s’en remettre aux inventions du futur pour résoudre les problèmes de l’humanité
9782021105483FS
(1) David Edgerton – « Quoi de neuf ? Une histoire des techniques depuis 1900« , Paris, Le Seuil 2013 – 22 euros (2) (2) « In praise of Luddism », Nature, 3 mars 2011

A propos werdna01

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