Affaire Bettencourt – La liberté d’informer : Le journalisme n’est pas un délit

justice
Médiapart 26 avril 2013 Par Fabrice Arfi
Une audience judiciaire importante s’est tenue, jeudi 25 avril, devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux, en marge de l’affaire Bettencourt. La presse avait rendez-vous avec le droit et l’enjeu des débats ne fut pas mince. Le dossier ne concerne pas seulement Mediapart. Il ne fut pas seulement question, à travers lui, d’arguties juridiques autour d’un organe de presse, mais, en réalité, de la défense d’un grand principe : la liberté d’informer.
Mediapart, représenté par ses avocats Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, a en effet décidé de contester devant la cour d’appel de Bordeaux les mises en examen prononcées en avril 2012 pour « recel d’atteinte à l’intimité de vie privée », à l’encontre d’Edwy Plenel et de moi-même. Notre faute, d’après les juges d’instruction ? Avoir rendu public, en juin 2010, le contenu des fameux enregistrements clandestins du majordome de l’héritière de l’empire L’Oréal, à l’origine de ce qui deviendra la tentaculaire affaire Bettencourt.
Que nous reproche-t-on ? D’avoir été les « receleurs » d’une violation de la vie privée de Mme Bettencourt en ayant mis sur la place publique certains extraits des vingt-et-une heures d’enregistrements du maître d’hôtel – enregistrements que Mediapart n’a bien sûr pas commandités, mais dont nous avons eu connaissance après qu’ils ont été communiqués à la Brigade financière de Paris.
Ce jeudi, nous avons plaidé, comme la requête en nullité déposée le 3 octobre 2012 par les conseils de Mediapart l’explique, l’« impossibilité » de ce délit pour des journalistes, dont la mission consiste, précisément, à publier des informations… d’intérêt public.
De quoi parle-t-on en effet ? De la révélation d’informations qui ont alimenté le débat public en France pendant plusieurs mois et dont les bandes pirates du majordome furent les premières pièces à conviction. Grâce à elles, Mediapart a pu ainsi mettre au jour des faits dévoilant les conflits d’intérêts d’un membre éminent d’un gouvernement, les interférences de l’Élysée dans une procédure judiciaire et la soumission de la justice à des intérêts particuliers, la fraude fiscale à grande échelle de la femme la plus riche d’Europe, l’avenir de l’actionnariat de l’une des plus puissantes multinationales françaises…
Aucune de ces informations n’a, de près ou de loin, à voir avec la vie privée de quiconque, ainsi que nous le rapportions dans la “Boîte noire” du premier article de Mediapart sur l’affaire Bettencourt, le 16 juin 2010 : « Après avoir pris connaissance de l’intégralité de ces enregistrements, Mediapart a jugé qu’une partie consistante de leur contenu révélait des informations qu’il était légitime de rendre publiques parce qu’elles concernaient le fonctionnement de la République, le respect de sa loi commune et l’éthique des fonctions gouvernementales. » Et nous ajoutions : « Nous avons bien entendu exclu tout ce qui se rapportait de près ou de loin à la vie et à l’intimité privée des protagonistes de cette histoire. »
Comment considérer en effet que ces informations relèvent de la vie privée alors qu’elles ont été à l’origine de l’ouverture de plusieurs enquêtes judiciaires instruites à Bordeaux, suivies de la mise en examen de nombreux acteurs clés du scandale (Nicolas Sarkozy, Eric Woerth, Patrice de Maistre, François-Marie Banier…) précisément sur les faits révélés par la presse… ? Ou alors, faudrait-il imaginer que les trois juges bordelais aujourd’hui en charge de ces mêmes enquêtes soient, avec nous, les complices d’une atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt ? Ce n’est, bien entendu, pas le cas.
La vérité est que, dans cette affaire comme dans toutes celles que traite Mediapart, la vie privée ne nous intéresse pas. Mieux : dans le dossier Bettencourt, nous l’avons protégée en prenant soin de faire le tri dans la vingtaine d’heures d’enregistrements clandestins, pour ne livrer à la connaissance de nos lecteurs que ce qui relevait de l’intérêt public. « La publication de certains extraits sélectionnés d’enregistrements de conversations de Mme Bettencourt, dont le caractère illicite n’a jamais été contesté, relève d’un but d’information légitime et s’inscrit dans le cadre de la mission des journalistes et du droit du public à recevoir des informations », écrivent Mes Mignard et Tordjman dans leur requête en nullité.
Mais le débat juridique ne s’arrête pas là. Les juges de Bordeaux, en nous mettant en examen pour « recel », nous reprochent également d’avoir détenu lesdits enregistrements, qui proviennent d’une infraction pénale. Or c’est un délit, qui, pour des journalistes, n’existe pas, comme ne cesse de le marteler une vieille et constante jurisprudence. « Depuis de très nombreuses années, tant la chambre civile que la chambre criminelle de la Cour de cassation, poursuivent les avocats, exonèrent de toute responsabilité les journalistes qui auraient utilisé (…) des documents obtenus par la commission d’une infraction pénale pour effectuer leur mission et leur devoir d’information du public sur des sujets relevant de l’intérêt général. »
En un mot, il est difficilement concevable de reprocher à des journalistes de détenir ou d’avoir détenu les preuves de ce qu’ils écrivent, à condition, bien entendu, que les informations publiées relèvent de l’intérêt public et non de la vie privée. C’est ce qu’en droit, l’on nomme le « but légitime ». « Le but légitime poursuivi par l’information (judiciaire – Ndlr), lequel submerge tout protestation tenant à l’intimité de la vie privée, tient évidemment à la nature des intérêts en cause : la conformité à la loi fiscale de l’une des premières fortunes de France, l’existence d’un possible conflit d’intérêts entre le ministre du budget, son épouse et l’une des premières contribuables françaises, etc. », observent les avocats de Mediapart.
D’ailleurs, si nous avions été poursuivis en diffamation dans l’affaire Bettencourt, le droit nous aurait autorisés, au nom de « l’offre de preuves », à produire devant le tribunal lors d’une audience publique les enregistrements du majordome pour démontrer la véracité de nos informations…
Voilà tout l’enjeu juridique, donc démocratique, des débats qui ont animé la cour d’appel de Bordeaux. Peut-on mettre en cause judiciairement des journalistes (qui ne sont pas au-dessus des lois par définition) quand ils ont révélé des informations d’intérêt public et seulement d’intérêt public ? Peut-on les accuser d’être des receleurs pour avoir simplement détenu les preuves de leurs informations ? Si la cour d’appel de Bordeaux devait répondre “oui” à ces deux questions, ce serait à l’évidence une défaite pour le journalisme. Car dans ce volet de l’affaire Bettencourt, on ne reproche pas à Mediapart d’avoir mal fait, mais tout simplement d’avoir fait. Non, le journalisme n’est pas un délit.
Le jugement a été mis en délibéré au 28 mai.

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Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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