Racisme et peaux de banane

Charlie Hebdo – 20/11/2013 – Philippe Lançon
untitledChristiane Taubira avait regretté dans Libération qu’aucune « grande et belle voix » ne se fasse entendre  contre les saillies racistes, en particulier celle dont elle est victime et qui, de fait qu’elle est ministre, rejaillissent en confettis merdeux sur chaque citoyen à la fête. Depuis, les« grandes et belles voix » se multiplient comme jonquilles au printemps Elles rejoignent l’oratorio après avoir tardé à en être. C’est la loi médiatique des dîners en ville. La foire morale aux vanité ressemble aux salons Verdurin*, sans qu’on sache vraiment qui est la « patronne », celle qui a des migraines et donne le ton. Il faut y aller de son mot sur le dernier scandale, la dernière bassesse, la bonne cause, écraser d’une semelle enchantée le dernier étron pour qu’en rejaillissent un réflexe moral et du sens Est-ce que cela porte bonheur ?
Problème : qui peut décider aujourd’hui qu’il est une « grande et belle voix » ? Qui peut s’autoriser ? Sartre est mort. Et Michel Foucault, dont l’intelligence solaire aurait peut être flambé la célèbre banane. Et Barthes dont l’ironie aurait recouvert ce fruit d’un plaisir civilisé. Et quelques autres. Qu’auraient-elles dit ces « grandes et belle voix » d’alors ? On n’en sait rien, et la nostalgie ne sert à rien. Taubira aimerait les entendre, comme Jeanne d’Arc, et on la comprend, mais elles ont disparu. Quand ont-elles été remplacées par d’autres, celles qui n’avaient aucune fondation intellectuelle et morale pour parler – sinon le fait de savoir où et comment parler ? Dans les années quatre-vingt, sans doute. A l’époque des « nouveaux philosophes » Ceux qui ont changé l’opinion en jugement, comme on transformerait la piquette en eau de source.
Taubira et Le Pen L’institut national de l’audiovisuel (INA) réédite douze « Apostrophes » en six DVD. On y trouve l’émission du 25 mars 1977 : « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? » Poser la question, c’était y répondre, on aurait dû s’en douter. Il y avait là Maurice Clavel, André Glucksmann et celui que l’on n’appelait pas encore BHL. L’émission est son 18 Brumaire. Il a les cheveux longs comme Bonaparte, et il et jeune comme lui. La « grande et belle voix » devient un style physique plus qu’une pensée, une silhouette morale plus qu’une éthique, du coffre et pas mal de vent. En appelant les « grandes et belles voix », Taubira s’adresse à des morts ou à des ventriloques Autant parler elle même : vivante, elle le fait comme nul autre.
100_5839La voici, au JT de France2, le 13 novembre, à la place où se trouvait quelques jours plus tôt un des otages du Niger. Il est question de la Une de Minute. De quoi a-t-on besoin pour faire un journal d’extrême droite ? Sur une photo de Taubira, ces mots : « Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane » Dessous, un revenant Michel Hidalgo. Une « belle et grande voix » – du foot – et ces mots : « Les footballeurs n’ont pas à se plaindre ». Il est aussi question de la guerre de 14-18. Tout un programme, cette Une : le glorieux passé de la boucherie française, les footballeurs ingrats à chaînes en or, la guenon de la République qui la ramène. Minute, quoi. Tout à mépriser, rien à espérer. Pourquoi s’en indigner comme si l’on était surpris ? Pujadas lui pose d’emblée cette question psychologique sans laquelle la télé semble devenue impensable : « Comment recevez-vous ces paroles ? Est-ce que vous êtes blindée parce que vous en avez vu d’autre ? Ou est-ce que c’est une blessure ? Taubira a une belle écharpe à carrés de couleur Elle soupire : « Ben, il faut reconnaître que ce sont des propos d’une extrême violence, parce que ces propos prétendent m’expulser de la famille humaine. Simplement, c’est violent pour mes enfants, c’est violent pour mes proches, c’est violent pour ceux qui me ressemblent. » Réponse qui inverse la fameuse figure de rhétorique lepéniste (« J’aime mieux mes filles que mes nièces, mes nièces que mes cousins, mes cousins que mes voisins…« ), tendant à une France défigurée le miroir qu’elle mérite – ou qu’elle attend.
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* Madame Verdurin est un personnage du principal roman de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Dans son « Salon », elle tente de rassembler autour d’elle un groupe de « fidèles » mondains auxquels elle veut imposer, avec leur consentement, ses goûts artistiques, et dont elle veut aussi diriger la vie sentimentale. Madame Verdurin est l’archétype de la moyenne bourgeoisie parisienne, stupide, prétentieuse et malveillante (cf ses minauderies, grimaces et remarques incultes, tout au long du roman de Proust).

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