Ukraine – L’Europe pas très à l’aise

Le Monde.fr | 24.02.2014 | Par Sylvie Kauffmann
Les Européens savent gérer une révolution à la polonaise, organisée, rationnelle, menée par des élites qui leur ressemblent. Ils sont beaucoup moins à l’aise avec les révolutions de type place Tahrir, où des foules courageuses mais incontrôlées renversent, souvent après une répression violente, un pouvoir autoritaire et corrompu.

L’Ukraine, cette incomprise

Le 1er août 1991, le président George Bush – le père – prononça un discours à Kiev, un discours qu’il préfèrerait sans doute oublier. Solidarnosc gouvernait déjà la Pologne, l’Allemagne était réunifiée, Gorbatchev luttait pour sa survie à la tête d’une Union soviétique en voie de décomposition accélérée.
L’Ukraine elle-même basculait depuis deux ans dans un processus indépendantiste qui l’éloignait inexorablement de Moscou. Et pourtant, le président américain choisit, ce jour-là, de mettre en garde les Ukrainiens contre un « nationalisme suicidaire » qui leur ferait commettre la folie de quitter le giron soviétique.
Trois semaines plus tard, l’Ukraine déclarait son indépendance, au lendemain du putsch contre Gorbatchev. Quatre mois après, l’URSS disparaissait, engloutie par le tsunami de la liberté.
George Bush s’était trompé, lourdement, sur l’Ukraine. A sa décharge, il ne fut pas le seul.

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Une statue de Lénine déboulonnée à Kiev, en Ukraine, par les manifestants, le 8 décembre. | AFP/ANATOLI BOIKO
« SI NOUS PERDONS L’UKRAINE, NOUS PERDONS LA TÊTE »
L’Ukraine présente même une caractéristique intéressante, celle de concentrer le plus grand nombre d’erreurs de jugement politique à son sujet. « Si nous perdons l’Ukraine, nous perdons la tête », disait Lénine. Torturée par Staline, qui orchestra une famine monstrueuse pour asservir les paysans ukrainiens en en tuant plusieurs millions, bricolée par Khrouchtchev, l’Ukraine finit en effet par faire perdre la tête à l’Union soviétique. Elle n’est pas loin de la faire perdre à Vladimir Poutine.
Pas plus les Russes que les Occidentaux ne comprennent ce pays qui n’est ni l’Est ni l’Ouest, ou qui est les deux à la fois. La crise actuelle, ouverte en novembre avec le refus du président Ianoukovitch de signer le traité d’association avec l’UE, puis qui a culminé le 20 février avec le massacre de Maïdan et s’est soldée par l’effondrement du régime samedi, est une nouvelle illustration de cette incompréhension.
Russes et Occidentaux se sont réveillés dimanche tout aussi démunis face à une situation qui les concerne pourtant au premier chef. La différence de priorités perceptible dans les réactions des uns et des autres, samedi soir, éclaire leur divergence d’intérêts.
Américains et Européens mettent l’accent sur l’importance de préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Pour eux, le plus grand risque est l’instabilité aux portes de l’Union, avec la perspective de conflits sécessionnistes dans les régions russophones du pays.
Les Russes, eux, dénoncent la menace qui pèse sur la « souveraineté » de l’Ukraine : un rapprochement de l’Ukraine avec l’UE équivaut en quelque sorte à une annexion de l’Ukraine par l’Occident.
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DE L’ÉLARGISSEMENT AU « CERCLE D’AMIS »
Comment en est-on arrivés là ? Il faut remonter dix ans en arrière, à l’époque du grand élargissement de l’UE qui accueillit en 2004 dix ex-démocraties dites populaires. C’était un énorme saut pour l’Union, un saut transformationnel, d’autant plus que d’autres adhésions se profilaient. Il fallait donc dissuader de nouvelles candidatures le plus élégamment possible, sans pour autant dresser de nouvelles barrières dans un monde en recomposition.
Les virtuoses de l’ingénierie européenne se mirent à imaginer toutes sortes de partenariats « privilégiés » et autres scénarios de « voisinage » assez peu convaincants, mais qui avaient le mérite d’entretenir le dialogue avec des pays que Romano Prodi, alors président de la Commission, appelait gentiment « un cercle d’amis ».
Parallèlement se posait la question de l’élargissement de l’OTAN, sujet sensible pour Moscou. Au sommet de Bucarest, en avril 2008, plus d’une dizaine d’Etats européens, dont l’Allemagne et la France, soucieux de ménager la Russie, résistèrent à la demande américaine d’ouvrir la porte de l’Alliance atlantique à l’Ukraine et la Géorgie. Surtout, expliqua François Fillon, alors premier ministre, ne pas troubler le « rapport de puissance entre l’Europe et la Russie ». Quelques mois plus tard, en août 2008, l’armée russe intervenait en Géorgie dans une guerre-éclair.
C’est à cette époque que la Pologne et la Suède jetèrent les bases du « partenariat oriental » de l’UE, proposé à six pays de l’ex-URSS, dont l’Ukraine. La Russie réagit très vite : pour elle, le partenariat oriental était une intrusion dans sa « zone d’intérêts privilégiés ». On avait là les germes de la crise d’aujourd’hui. Mais au lieu de s’impliquer davantage, tant l’administration Obama, pressée de se désengager de l’Europe de l’après-guerre froide, que les Européens, désireux de tenir à distance de potentiels candidats, préférèrent regarder ailleurs.
L’EUROPE PAS TRÈS À L’AISE, POUTINE EMBARRASSÉ

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Au bout du compte avec l’Ukraine, les Occidentaux ont été trop distants, les Russes trop pesants. Que faire à présent ? Les Européens savent gérer une révolution à la polonaise, organisée, rationnelle, menée par des élites qui leur ressemblent. Ils sont beaucoup moins à l’aise avec les révolutions de type place Tahrir, où des foules courageuses mais incontrôlées renversent, souvent après une répression violente, un pouvoir autoritaire et corrompu.
La révolution ukrainienne relève plus du modèle de la place Tahrir, et Ioulia Timochenko n’est ni Havel ni Walesa. On voit mal, pourtant, comment l’UE peut éviter aujourd’hui d’aider directement l’Ukraine. Elle y a des leviers : toute une génération de jeunes, y compris russophones, n’attend que ça.
Quant au président Poutine, son silence en dit long sur son embarras. La perte de Ianoukovitch lui importe peu et, comme l’a montré le geste positif de la Russie sur la Syrie samedi au Conseil de sécurité, il est capable de séparer les dossiers. Mais la perte de l’Ukraine serait un coup très rude, pour lui et pour les Russes, bombardés de propagande sur les « fascistes » ukrainiens depuis trois mois.
Pour lui éviter la tentation de la politique du pire qui serait, par exemple, de fomenter la sécession de la Crimée, l’UE doit, d’urgence, adopter une vraie politique européenne à l’égard de la Russie. Et pas sur le dos de l’Ukraine.
Sylvie Kauffmann Journaliste au Monde

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Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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