Ukraine – Témoignage : pigiste permanente d’Oukraïnsky Tyjden envoyée en Crimée, enlevée par des hommes armés, puis libérée.

Courrier International  13 mars 2014 Oukraïnsky Tyjden

Mon enlèvement en Crimée, un long moment d’horreur

Le 9 mars dernier, Olena Maxymenko, pigiste permanente d’Oukraïnsky Tyjden envoyée en Crimée, était enlevée par des hommes armés. Libérée 2 jours plus tard, elle témoigne.

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Olena Maxymenko, 27 ans, journaliste pour Oukraïnsky Tyjden, enlevée en Crimée pendant deux jours. – Photo : Oukraïnsky Tyjden
Notre « équipage » d’aventurières se rapproche de la frontière avec la Crimée. Nous avons toutes des objectifs différents : l’une tient à voir de plus près ce qui se passe là-bas et à rendre visite à des proches, l’autre veut faire une série de photos, la troisième écrire un reportage. Nous ne sommes unies que par une chose : la peur quant à l’avenir de la région et de ses habitants.
Les rumeurs les plus diverses courent au sujet des postes de contrôle, mais aujourd’hui, comme nous l’ont affirmé des sources bien informées, tout est calme. Bien sûr, mieux vaut mettre de côté la langue ukrainienne et tous les symboles qui y sont liés. Prudemment, je range mes rubans bleus et jaunes.
La frontière ressemble à celle qui sépare deux Etats : nous franchissons d’abord le poste de contrôle ukrainien, où nous sommes bien reçues et où l’on consulte nos papiers d’identité avant de nous souhaiter bon voyage. Ensuite, direction les « petits hommes verts » [surnom donné en Ukraine aux soldats « inconnus » déployés par la Russie un peu partout en Crimée] et de vieilles connaissances : des représentants des Berkouts [les unités antiémeute de l’ancien régime].
« Les journalistes ne viennent en Crimée que pour déformer »
« Le but de votre voyage ? » nous demandent d’un ton sec les hommes en vert, avant de nous ordonner de descendre du véhicule. En une fraction de seconde, tous nos effets personnels se retrouvent étalés par terre. Nos appareils photos, nos cartes de presse et un gilet pare-balles (portant la mention « presse », comme il convient), sont autant de preuves de nos « intentions criminelles », et justifient l’agression dont nous sommes victimes.
« Tous les journalistes ne viennent en Crimée que pour déformer ce qui s’y passe », nous disent-ils. « Pas besoin de ça, ici, tout va bien, tout est calme ! Et vous, là, qui venez faire des photos ici ! Ici, nous ne tolérons pas le désordre ! » crache un des gardes. Ces hommes, des militaires russes, des « cosaques » et des Berkouts, suivent tous le même code vestimentaire, ils portent des rubans tricolores [blanc-bleu-rouge, couleurs du drapeau russe] ou orange et noir, le ruban de Saint-Georges [la plus haute décoration militaire russe, devenue un symbole nationaliste dans la Russie de Vladimir Poutine].
Le ton monte encore, on nous accuse de provocation, nous traite de « chiennes bandéristes » [du nom de Stepan Bandera, chef du mouvement insurrectionnel ukrainien pendant la Seconde Guerre mondiale, considéré comme un collaborateur par les Soviétiques et encore aujourd’hui par les Russes].
« Personne ne viendra vous chercher ! »
Ce qui se passe ensuite n’est qu’un long moment d’horreur. Ils nous embarquent en voiture jusqu’à un fossé, nous obligent à nous y agenouiller et nous menacent de mort. « Vous voyez, pas de témoins, on a creusé un trou – personne ne viendra vous chercher ! Allez les gars, butez-les ! » Ils nous insultent, nous balancent une litanie chaotique de faits « historiques » censée démontrer que nous ne méritons pas de vivre sur une planète déjà surpeuplée et qu’il faut la nettoyer de la racaille dans notre genre. Des coups de feu éclatent. « Hahaha, raté ! »
On m’ordonne de retirer mes lacets. Puis une femme qui se présente comme un médecin me hurle que je suis une droguée parce que mes pupilles sont dilatées, dit qu’elle m’a vue sur la 5e Chaîne. Une autre question fuse : « Combien ils te payent ? » Un des « cosaques » m’exhibe un passeport, me déclare que maintenant que je sais qui il est, et où, je dois mourir. Je prends un coup sur la tête, on m’agrippe par les cheveux.
Ils nous entraînent dans une cave, et là, nous nous disons que tout est fini. On nous attache les poignets, avec du ruban adhésif ou des menottes en plastique, et on nous emmène vers une destination inconnue. Les hommes qui nous accompagnent se montrent plus aimables, nous assurent qu’il ne nous arrivera rien de mal sauf s’il s’avère que nous sommes des extrémistes. Nous sommes apparemment maintenant entre les mains des forces « d’autodéfense de Crimée », dont les membres ne nous cachent pas qu’ils sont des militaires russes.
« Se moquent-ils de nous, ou peut-on parler ‘d’hospitalité’ ? »
Ensuite, un nouvel ordre, nous devons nous tenir debout face à un mur, main dans le dos. Nous restons là pendant près de deux heures, dans le froid, redoutant à chaque instant d’entendre le mot : « Feu. » Au moment où nos jambes sont sur le point de lâcher, on nous fait entrer. Chacune d’entre nous est obligée de se déshabiller, nos vêtements sont méticuleusement fouillés. Par miracle, ils ne remarquent pas mes rubans, preuve qu’ils me portent bonheur.
On nous fouille ensuite au corps, pour vérifier que nous ne dissimulons pas de la drogue. Dans l’ensemble, les soldats russes se comportent remarquablement bien, après ceux de la frontière, et la communication reste polie. Ils nous nourrissent : du borchtch, du pain, du lard, de l’ail et de la bouillie de sarrasin, mais se moquent-ils de nous ou peut-on parler « d’hospitalité » ?
Ces types en cagoule ont l’air très jeunes, et ils nous dévisagent, nous, les nouvelles venues, avec curiosité. Nous cherchons à dialoguer, mais la tentative échoue bien vite quand ils expriment leur « outrage » face à ce qui s’est passé dans les rues de Kiev. Animés de l’excès d’enthousiasme de la jeunesse, ils sont persuadés de faire ce qu’il faut pour garantir la paix et que leur action est la seule réponse possible à l’agression des « fascistes » et des « bandits ». Un de leurs principaux arguments : l’abolition de la tristement célèbre loi sur la langue [votée du temps de Ianoukovitch et qui revenait à faire du russe, sous couvert de défense des langues des minorités, la deuxième langue officielle du pays] et la peur d’une ukrainisation forcée.
« On a été trahi par tous ! » – Sauf Moscou
Toute une nuit, et le jour suivant, nous sommes soumises à des interrogatoires. La nuit, en isolement, nous entendons une conversation inquiétante dans les couloirs : des Berkouts seraient arrivés, avec l’intention d’embarquer les prisonnières « maïdanistes ». Des Berkouts qui vivraient dans la peur constante due à la légende des tortures infernales que leur auraient infligées les « bandéristes » fous. « On veut juste survivre, disent-ils. On a été trahi par tous ! » Par tous, sauf Moscou, qui leur distribue généreusement des passeports russes.
Le lendemain, on nous sort de nos cellules. Un homme qui se présente comme le commandant nous lance : « Vos convictions politiques, je m’en fous. Mon boulot, c’est d’obtenir des Berkouts et des « cosaques » que vous soyez relâchées, et ça ne va pas être facile. » Et nous voilà de nouveau embarquées, encadrées de deux soldats en armes, cette fois, pour nous protéger.
Sur la route, il y a une longue discussion, le commandant des forces d’autodéfense de Crimée négocie avec les « cosaques » et les Berkouts pour le salut de nos âmes. Les types, toujours armés, finissent par nous laisser.
Nous retrouvons notre voiture. Les appareils photos, les dictaphones, tout le matériel couteux s’est volatilisé. Terrifiées, nous fonçons à toute allure, avec un seul désir : quitter la région le plus vite possible. Même si nous n’avons pas pu communiquer avec la population civile et comprendre l’atmosphère qui prédomine à Sébastopol, notre contact avec la « guerre » compense largement ces lacunes.
Sur le chemin du retour, nous ne pouvons nous défaire du sentiment que la Crimée se transforme de plus en plus en une zone interdite entourée de barbelés. Où règne désormais un système orwellien.
– Publié le 13 mars

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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