Le Monde | 12.03.2014 | Par Pascale Robert-Diard
Tapie, Dassault, Sarkozy : le juge Serge Tournaire, omniprésent et invisible
L’homme serait, selon plusieurs témoins, un quadragénaire de taille moyenne, mince, voire sec. Il porterait des lunettes, mais pas tout le temps. La couleur de ses yeux reste indéfinie, « plutôt sombre », croit savoir un de ses collègues. Appartenance syndicale ? Aucune. Signe particulier ? Néant. Marié à une magistrate. Des enfants ? Vie privée. Des passions ? Vie privée. Ah si, il court. Marathonien confirmé, confient les uns. Aime aussi le vélo, ajoute un autre. Ne prend jamais de dessert à déjeuner, précise un troisième. Ici s’arrête l’enquête de personnalité de Serge Tournaire, juge d’instruction au pôle financier de Paris, activement recherché par les journalistes pour détention de bombes judiciaires.
Son visage n’est nulle part – pas la moindre photo d’identité à se mettre sous la dent – mais son nom est partout. Accolé à ceux de Nicolas Sarkozy, Bernard Tapie et Serge Dassault, pour ne citer que le trio de tête des dossiers qui se trouvent sur son bureau. Serge Tournaire est le juge qui, avec ses collègues Guillaume Daieff et Claire Thépaut, a mis en examen Bernard Tapie, son avocat Maurice Lantourne, l’ancien magistrat Pierre Estoup et l’ex-directeur de cabinet de Christine Lagarde devenu PDG d’Orange Stéphane Richard pour « escroquerie en bande organisée » dans l’affaire de l’arbitrage sur le dossier du Crédit lyonnais.
« UN JUGE COURAGEUX, PAS GRANDE GUEULE »
Il est aussi celui qui, toujours avec Guillaume Daieff, pourrait mettre en examen Serge Dassault dans l’affaire des achats de voix à Corbeil-Essonnes. Il est enfin l’un des deux juges qui, avec René Grouman, a ordonné la mise sur écoutes téléphoniques de Nicolas Sarkozy dans le cadre de l’enquête sur un éventuel soutien financier de la Libye à la campagne présidentielle de 2007. Et, à la suite de ces écoutes téléphoniques, il est l’un de ceux qui, mardi 4 mars, ont mené une perquisition spectaculaire aux domiciles et bureaux de l’avocat de l’ancien président, Thierry Herzog, et du magistrat de la Cour de cassation, Gilbert Azibert, soupçonnés de « trafic d’influence ».
A ceux qui le traquent, Serge Tournaire répond par un mail courtois mais lapidaire qu’il « regrette de ne pouvoir donner suite à la demande d’entretien ». Pour ce portrait en absence, il faut donc frapper à d’autres portes, faire la tournée de ses collègues et celle des avocats, nombreux, qui ont eu ou ont affaire à lui.
En commençant par Marseille, où il a travaillé jusqu’en 2009 au sein de la Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) dans la criminalité organisée. « Il fait partie de ces magistrats qui laissent une trace », constate l’ex-numéro deux du parquet de Marseille, Christophe Barret. « C’était un des piliers de l’instruction à la JIRS. Un juge courageux, pas grande gueule, qui sortait les dossiers et avançait sans sourciller, y compris face à des gros voyous », ajoute-t-il.
« UNE ÉPOUVANTABLE MENTALITÉ D’INQUISITEUR »
Vu d’en face, du côté de la défense, cela donne : « Un type techniquement très compétent, avec une épouvantable mentalité d’inquisiteur », selon l’un des pénalistes du barreau d’Aix-en-Provence, Luc Febbraro. Ce familier des gros dossiers de banditisme ajoute toutefois : « Il est intelligent et on ne déteste jamais complètement quelqu’un d’intelligent. »
Nommé à Paris, où il a hérité du cabinet de la juge Xavière Simeoni, Serge Tournaire s’est rapidement imposé au sein du pôle financier. « Froid », « bosseur », « carré » figurent dans le tiercé de tête des adjectifs évoqués spontanément à son sujet. Les premières fractures apparaissent juste après. « Serein », « loyal », « collégial », « pince-sans-rire », « un austère qui se marre », assurent les magistrats qui travaillent à ses côtés, qu’ils soient à l’instruction ou au parquet. « Distant », « renfermé », « méfiant », nuancent les avocats.
Tous ceux qui, comme Pierre Haïk, Hervé Temime, Emmanuel Marsigny, Jean Veil, Pascal Garbarini, Philippe Dehapiot ou Thierry Herzog, sont des familiers du pôle voient en lui le symbole d’une nouvelle génération de juges financiers. « Cette nouvelle génération est d’entrée dans la confrontation. Elle est élevée dans l’idée que l’avocat est le complice de son client », observe l’un d’entre eux, en évoquant la multiplication des perquisitions dans les cabinets d’avocat.
« SERGE TOURNAIRE FAIT PEUR AUX AVOCATS »
« s’il est critiqué et autant ciblé, c’est d’abord parce qu’il est très bon et qu’il n’offre pas beaucoup de failles », Nicolas Baïetto, procureur au pôle financier
Une méfiance qui, selon lui, s’expliquerait aussi par la spécialisation des juges d’instruction qui, comme Serge Tournaire, ont travaillé au sein des JIRS et ont noué des relations très fortes avec les magistrats du parquet : « Ils sont en conformité avec le parquet, au prix d’un durcissement avec la défense. » Ces pénalistes chevronnés confient une relation « plutôt difficile » avec le juge. « Il est très renfermé. Je n’ai pas trouvé la clé d’entrée, le mode opératoire », dit l’un. « Il n’est pas désagréable, mais il reste lisse », souligne un de ses confrères. « Il ne nous aime pas », assène un autre.
Une attitude dont témoigne, selon eux, « la porte fermée » de son cabinet, signe de la distance que Serge Tournaire entend prendre avec les discussions « informelles » auxquelles ils s’étaient habitués avec d’autres juges. « Quand on frappe à sa porte, on a toujours l’impression qu’il a peur qu’on vienne lui piquer un procès-verbal ! », maugrée un de ces pénalistes.
« Serge Tournaire fait peur aux avocats parce qu’il ne leur offre pas de prise », réplique une des juges qui travaille avec lui depuis trois ans. « J’ai l’impression qu’on veut lui faire porter le chapeau de je ne sais quelle fronde anti-avocat, relève Nicolas Baïetto, l’un des procureurs du pôle. Mais s’il est critiqué et autant ciblé, c’est d’abord parce qu’il est très bon et qu’il n’offre pas beaucoup de failles », ajoute-t-il.
« C’EST VRAIMENT LE POST- OUTREAU, ON N’EST PAS DES STARS SOLITAIRES »
L’écho est le même du côté de sa collègue du tout nouveau parquet financier national, Ariane Amson : « Serge Tournaire, c’est le juge comme on aimerait qu’ils le soient tous. C’est quelqu’un de très estimable. Il travaille en artisan, avec un vrai questionnement sur ses dossiers, et il est déconnecté de toute volonté de plaire à la galerie. Avec le parquet, il est loyal et les relations sont fluides. »
Un des juges d’instruction qui partage plusieurs de ses dossiers admet en plaisantant que son collègue « peut avoir un côté mâchoires serrées qui fait un peu peur. Mais il est tout sauf un cow-boy ». Qu’ils soient du siège ou du parquet, tous insistent surtout sur l’importance qu’il accorde à la cosaisine. « Il est tout le contraire du loup solitaire qui travaille dans son coin. Avec lui, la cosaisine est une réalité. Et c’est aussi ce qui permet de partager la pression qui s’exerce sur certains dossiers », observe une juge d’instruction. Si « nouvelle génération » il y a au sein du pôle financier, c’est du côté de cette collégialité qu’il faut la chercher, disent-ils.
« C’est vraiment le post- Outreau, on n’est pas des stars solitaires. L’important, c’est de sortir le dossier, pas de faire du bruit avec », observe l’un d’entre eux, qui ajoute à l’intention des avocats : « Si Serge Tournaire met une certaine distance, c’est peut-être aussi pour éviter certains des écueils ou des dysfonctionnements de ces dernières années. La proximité, la trop grande camaraderie entre un avocat et un magistrat, on le voit en ce moment, ça peut glisser vite vers autre chose. »
Pascale Robert-Diard ..Journaliste au Monde
Première enquête sensible pour le parquet financier
C’est désormais le parquet national financier, installé le 1er février rue des Italiens dans d’anciens locaux du Monde, qui est chargé de toutes les affaires financières sensibles. Les neuf juges d’instruction, dont Serge Tournaire, à qui sont confiées les enquêtes, ont été spécialement habilités pour avoir une compétence nationale. L’enquête sur le trafic d’influence, qui a donné lieu aux écoutes de Nicolas Sarkozy, avait été lancée par le parquet de Paris, et c’est l’un des 110 dossiers qui ont été transmis au parquet national financier, dirigé par Eliane Houlette, qui a ouvert aussitôt une information, le 26 février.