Blogs Rue 89 – 28/11/2013 – Mireille Bruyère des économiste atterrés

Dimanche 24 novembre, les Suisses ont été appelés à se prononcer par référendum sur la limitation d’un rapport de 1 à 12 des écarts de salaires à l’intérieur d’une même entreprise (ils ont voté contre).
Ce débat sur l’écart admissible des salaires n’est ni nouveau, ni cantonné à la seule Suisse. Henri Ford, déjà en 1930, estimait que l’écart entre le salaire le plus faible et plus élevé d’une même entreprise ne devait pas dépasser un rapport de 1 à 40. Même Platon au IVe siècle avant J.-C. avait estimé que l’écart acceptable dans une cité ne devait pas dépasser 1 à 4.
Lors de la campagne présidentielle, François Hollande avait proposé une limite de 1 à 20 dans les entreprises dont l’État est l’actionnaire majoritaire. Cette mesure devrait entrer en application en 2013.
Un écart moyen de 1 à 77 !
A ce sujet, deux questions se posent : d’une part, ces inégalités des revenus du travail (à l’intérieur des entreprises et dans le pays) sont-elles trop élevées ? D’autre part, quelles sont les explications de ces évolutions ?
L’Observatoire des multinationales nous renseigne sur les écarts de rémunérations à l’intérieur des grandes entreprises du CAC 40 et du SFB 120. La majorité des entreprises dépassent allègrement les seuils cités en introduction. L’écart moyen entre le revenu le plus élevé et le revenu moyen par salarié est de 1 à 77. Seules treize grandes entreprises ont des écarts inférieurs à un rapport de 1 à 40.
Plus grave, depuis la crise ouverte en 2008, la tendance ne s’est pas inversée alors que ces entreprises demandent toujours plus d’efforts à leurs salariés pour être plus compétitives.
Mais ces rémunérations exorbitantes au sein des grandes entreprises sont-elles l’illustration d’une tendance plus générale au capitalisme financier ?
Les revenus du travail des plus riches
La réponse est oui et l’ouvrage récent de Thomas Piketty (« Le Capitalisme au XXIe siècle », Seuil) le démontre clairement. A la différence de celles du début du XXe siècle qui étaient le résultat de l’accumulation du patrimoine des rentiers, les inégalités de revenu actuelles sont portées par l’augmentation vertigineuse des revenus du travail des salariés les plus riches (les 1% les plus riches).
L’évolution de ces revenus « du travail » explique une grande partie de l’augmentation des inégalités en général. Ces inégalités sont beaucoup plus grandes aux Etats-Unis et au Royaume-Uni qu’en Europe occidentale, même si les pays européens suivent la même trajectoire avec vingt ans de retard. La part captée par les 1% des plus riches est ainsi passées de 8% du revenu national dans les années 1970 à presque 20% en 2010. C’est considérable !
Pour ces 1%, les revenus du travail sont la principale source de revenu.
Une explication libérale non étayée
Alors pourquoi ces évolutions ? Quelles sont les raisons économiques qui peuvent expliquer ce phénomène ? Ces faits ne sont pas sans poser problème au corpus théorique libéral des sciences économiques.
Pour faire simple, ce corpus suppose que les rémunérations dépendent de la productivité marginale (c’est-à-dire individuelle) des individus, cette dernière est elle-même dépendante du capital humain (formation et talents). Ainsi, si l’écart augmente, c’est que les talents et les qualifications des hauts revenus de ces individus (cadres dirigeants, traders et managers de la finance, stars du sport et du divertissement) ont fortement augmenté.
Dans le cas des Etats-Unis, ce « capital humain » aurait été multiplié par 2,5 et il aurait augmenté de 30% en France…
Au-delà de la très grande fragilité théorique et empirique de la notion de productivité individuelle dans un contexte où la richesse est toujours créée par des collectifs de travail, aucun fait ne vient étayer cette explication libérale. En effet, comment expliquer que l’augmentation concerne surtout les 1% et même les 0,1%n les plus riches alors que les qualifications à l’intérieur du décile supérieur sont globalement les mêmes ?
Un changement de norme politique
« The winner takes all » ?
Il y a eu des tentatives théoriques plus complexes et même baroques pour expliquer ces inégalités. Par exemple, S. Rosen en 1981 explique que les TIC (technologies de l’information et de la communication), en élargissant la concurrence entre les stars, conduit à un phénomène de « The winner takes all ».