Elections européennes – FN : Une inquiétante banalisation médiatique

LE MONDE | 28.05.2014
Francois jostPar François Jost (Professeur à la Sorbonne-Nouvelle-Paris-III et directeur de la revue «Télévision» (CNRS Editions) Analyste des médias
Dimanche soir, lors de l’intervention en direct de Marine le Pen, une affiche résumait en lettres capitales la portée de sa victoire : « Front national. Premier parti de France. » A y regarder d’un peu plus près, on aurait pu s’interroger sur le sens véritable de cette affirmation.
Après tout, avec une abstention de près de 60 %, avec 40 % de votants, les 25 % de voix dont a bénéficié le parti ne représentent qu’un peu plus de 10 % de Français. C’est évidemment trop. Mais cela n’autorise pas à considérer que les Français ont voté FN. Or, lors de la soirée électorale, on s’aperçut bien vite que ce qui n’était qu’un slogan devint très vite la prémisse de tous les raisonnements, des politiques comme des journalistes, sans qu’aucun n’ose la soumettre à son analyse.
Personne ou presque ne se risqua à opposer que le premier parti de France était celui des abstentionnistes et qu’en termes de militants le FN n’était sûrement pas majoritaire. Cette appropriation des mots du parti d’extrême droite par l’ensemble de la classe médiatique est un symptôme parmi d’autres de la réussite d’une communication habile, dont la formule « premier parti de France » est l’aboutissement.
La politique est aussi une histoire de mots. Chaque parti a son vocabulaire. Les mots de Jean-Marie Le Pen étaient menaçants. Il les utilisait comme des scuds, des provocations et des insultes. Marine le Pen a mis en œuvre une autre stratégie, que les spécialistes du marketing télévisuels américains appellent le « non objectionnable ».
Il s’agit de trouver des mots qui, s’ils n’entraînent pas l’assentiment de tous, du moins ne provoquent pas de rejet. Pour rendre le parti de son père plus présentable, elle a d’abord cherché à se défaire de la connotation nationaliste du FN, en introduisant une véritable marque, qui avait le double avantage de qualifier la couleur de son parti et de renvoyer à son inévitable culte du chef : ce fut le « Bleu Marine ». Et l’on vit peu à peu les médias adopter et diffuser cette appellation plus rassurante. Pour accompagner cette grande lessive linguistique, la leader du FN remplaça l’adjectif « nationaliste » par celui de « patriote », qui est maintenant sur toutes les lèvres. Mais, dimanche soir, elle affirma une nouvelle fois qu’elle seule savait ce qu’il voulait dire, en glorifiant « l’amour retrouvé de la patrie ».
LE TERME D’EXTRÊME DROITE
Restait un obstacle de taille : la situation sur l’échiquier politique, à l’extrême droite. Il fallait adopter une stratégie plus radicale. Pour s’assurer que cette étiquette disparaisse peu à peu des analyses et des commentaires, Marine le Pen recourut à la menace. Quiconque utiliserait le terme d’extrême droite pour parler de son parti ferait l’objet de poursuites. Quelques-uns résistèrent, mais les sondages se faisant l’écho d’une victoire annoncée, on se plia peu à peu à ses objurgations. Pas seulement les journalistes, mais aussi diverses personnalités qui prennent la parole dans l’espace médiatique.
Quand un animateur aussi populaire que Patrick Sébastien déclare à la télévision : « Les gens qui ont voté FN, c’est pas des racistes. (…) Ce sont des gens honnêtes qui respectent les règles et qui voient que quand on ne respecte pas les règles, on s’en sort quand même », il achève cette dédiabolisation, que Marine Le Pen a su si bien mettre sur des rails par son lifting sémantique.
Elle a tellement bien compris le poids des mots que, non contente d’imposer les siens, elle se bat contre ceux des autres. Certes, la politique, c’est d’abord des actes, mais c’est aussi des mots. Roland Barthes disait que toute langue est fasciste « car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». Sans doute est-ce exagéré. Mais il n’en reste pas moins que les médias doivent avoir présent à l’esprit qu’adopter une langue qu’on les oblige à parler, c’est cautionner un point de vue, une façon de penser : une façon de découper le réel.
Les médias doivent résister à la contamination de notre langue par les mots du FN, qui sait mieux que tout autre parti procéder à la contamination virale de son vocabulaire.
François Jost (Professeur à la Sorbonne-Nouvelle-Paris-III et directeur de la revue «Télévision» (CNRS Editions))
Mon blog/site : http://comprendrelatele.blog.lemonde.fr Twitter : http://twitter.com/francoisjost

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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