Ces chiffres qui nous gouvernent

N°1308 de Politis – 19 juin 2014 – Pauline Graulle
Dans le marasme actuel, on ne sait plus si la classe politique est rendue impuissante par des logiques comptables qui la dépassent, ou si elle utilise à son avantage la profusion d’indicateurs pour noyer le débat et imposer son idéologie.
Au commencement étaient les chiffres : le rêve d’une croissance à 3 %, les 2000 milliards de dette, le dogme des 3 % de déficit public… Ce dernier, notamment, fait la vie dure à des millions de personnes en Europe : jeunes Espagnols privés de travail, retraités grecs amputés de leur pension, travailleurs français rincés par les gains de productivité… De cure d’austérité en cure d’austérité, on en est à se demander si les conquêtes sociales patiemment acquises au fil des siècles – et souvent au prix de vies humaines –, la diversité des cultures ou l’idée même de services publics résisteront au rouleau compresseur de ces indicateurs devenus de véritables prisons pour la pensée et la politique. Les chiffres auront-ils la peau d’une civilisation ?
937067-1111379Bien sûr, ce ne sont pas stricto sensu les chiffres qui gouvernent : ce sont les dirigeants, et leur politique. Mais, dans le marasme actuel, on ne sait plus si la classe politique est rendue impuissante par des logiques comptables qui la dépassent, ou si elle utilise à son avantage la profusion d’indicateurs pour noyer le débat et imposer son idéologie. Nous voilà en tout cas bien loin de la Grèce antique, berceau de la démocratie, où le débat constituait la pierre angulaire de la cité. La passion des chiffres et ses corollaires, l’évaluation permanente et le culte de la performance, ont peu à peu infusé toutes les sphères de notre société. La financiarisation de l’économie n’est pas étrangère à la propagation de cette idée que n’a de valeur que ce qui peut être quantifié, mesuré, évalué. Triste monde dont on ne pourra sortir qu’à deux conditions : lutter à armes égales par la production d’indicateurs alternatifs, déconstruire les chiffres et revenir à la pensée. Au verbe.
L’austérité ? La faute aux 3% !
Dessin_agoravoxLa faute aux 3% !, clament aujourd’hui les dirigeants pour justifier les dramatiques cures d’austérité qu’ils font subir à leurs peuples. Un chiffre canonique, guère pourvu de réalité économique. Mais devenu, par on ne sait quel tour de passe-passe, le seuil de déficit maximal – et indiscutable – imposé à tous les pays européens. Les coupes claires dans les dépenses sociales, la privatisation des retraites, la flexibilité du marché du travail, la faute aux 3% !  Sous l’apparence de l’objectivité, les indicateurs annihilent ou faussent le débat. Et promeuvent une idéologie lourde de répercussions sur la vie des citoyens. Il est temps de passer des chiffres aux lettres.
« L’évaluation crée une servitude volontaire »
Selon Roland Gori, l’usage massif de la quantification dans tous les secteurs, y compris les services publics, entraîne une « prolétarisation généralisée de l’existence ». L’invasion des comparaisons chiffrées dans notre quotidien est productrice de normes qui étouffent le débat démocratique. Roland Gori, initiateur en 2009 de l’Appel des appels, dénonce avec ce collectif d’associations l’idéologie gestionnaire qui s’est emparée des services publics, notamment sous l’ère Sarkozy. On confond notation et évaluation. Mais que note-t-on ? Les moyens, et non la finalité des actions.
Qu’ils s’agisse du taux de l’audimat, du taux de publication pour la recherche, de sondages, de statistiques, du pourcentage de réussite des bacheliers, on regarde le compteur et non plus la route : c’est pour cela que l’on va droit dans le décor. « Lorsqu’une mesure devient un outil de gestion et de contrôle, elle cesse d’être une bonne mesure ». Elle conduit à des impostures ou des biais, car les gens s’alignent sur le score prescrit.
Pour pouvoir sortir de ces règles du jeu, il faut sortir de la technocratie et remettre de la démocratie. Cela commence par exiger de connaître comment les chiffres ont été produits et comment il sont interprétés, et d’en parler !
On évalue bien les États
06-08-humeur-BALLAMANDepuis le début de la crise, les responsables politiques de tous bords fustigent, tout en les craignant, les agences de notation. « Ce sont des garçons en culottes courtes. Ils se réunissent, lisent la presse et mettent des notes. » Selon Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, les agences de notation n’ont « aucune crédibilité ». « Mais qui sont ces gens ? », s’indignait de même Jean-Luc Mélenchon en 2011. Les conséquences des dégradations des notes souveraines sont critiquées jusque dans les bureaux du FMI, et pourtant, nos politiques s’appuient aujourd’hui sur cette notation pour justifier les politiques néolibérales !
Aux chiffres, citoyens  !
L’usage politique des données n’est plus réservé aux pouvoirs en place. La société civile s’en empare pour contester ces derniers.
statistiques-avec-des-dessins-23046948« C’est beaucoup de terre pour bien peu d’Indiens. » Le slogan a longtemps servi d’argument aux latifundiaires brésiliens pour contester aux Indigènes les droits que leur reconnaît la Constitution sur leurs terres traditionnelles : en 1991, on ne recense plus que 294 000 Indiens. « Les statistiques génèrent de la connaissance et du pouvoir commente le sociologue Emmanuel Didier. Alors qu’elles ont toujours été au service des autorités, les citoyens ont pris conscience, depuis deux décennies, qu’ils peuvent les retourner contre elles ». Le récent mouvement anglo-saxon de l’Open Data, qui réclame l’accès public à toutes les données de l’administration, à suscité un nouveau genre journalistique : la vérification par les médias ou des organes indépendants, des assertions chiffrées des décideurs.
Principalement fondé sur l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le niveau de vie, l’IDH, qui bouscule profondément le classement par le PIB, est devenu une référence mondiale.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
Cet article, publié dans Démocratie, Economie, est tagué , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.