République fédérale allemande – Alfred Grosser : un octogénaire espiègle devant le Bundestag

LE MONDE | 03.07.2014 |

La leçon du professeur Grosser

A 89 ans le politologue est invité à parler pour la troisième fois devant le Bundestag, jeudi 3 juillet. Plutôt que des applaudissements l’espiègle Français espère bien susciter des polémiques.

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Qu’un Français soit invité à s’exprimer devant le Bundestag est déjà exceptionnel. Que cet honneur lui soit accordé à trois reprises est sans précédent dans les annales de la République fédérale. Pourtant, avant de prendre la parole devant les parlementaires allemands, ce jeudi 3 juillet, Alfred Grosser affirme qu’il ne ressent aucune appréhension. « J’adore parler en public et je n’ai pas le trac. C’est comme ça », constate-t-il, comme une évidence.
LE DERNIER DISCOURS TENU AU BUNDESTAG DE BONN
Que peut redouter un homme de 89 ans qui a dû quitter son Allemagne natale à l’âge de 8 ans, en décembre 1933 ? Un homme qui a vu mourir son père deux mois plus tard, dans un pays – la France – dont il ne parlait pas encore la langue, puis sa sœur, victime d’une septicémie pendant la guerre. Un homme qui, malgré tout, a décroché une agrégation d’allemand, enseigné à Polytechnique, à Sciences Po, aux Etats-Unis, en Asie, et écrit tant de livres et d’articles sur l’Allemagne et la France que nul ne sait vraiment quelle est sa nationalité. Comme son ami à la destinée étonnamment semblable, l’historien Joseph Rovan, mort en 2004, ou, dans un autre registre, Daniel Cohn-Bendit.
Même la présence, ce jeudi, au Bundestag, du président de la République, Joachim Gauck, de la chancelière, Angela Merkel, et, selon ses propres termes, de « l’horrible président de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe », Andreas Vosskuhle, venus l’écouter disserter sur les leçons de la première guerre mondiale, ne saurait troubler un tel homme. Il n’avait pas non plus été impressionné d’avoir été choisi pour prononcer, en juillet 1999, le dernier discours tenu au Bundestag de Bonn. Il est vrai qu’il y avait déjà pris la parole vingt-cinq ans plus tôt.
aAlfred-grosser-Comme ses innombrables étudiants, les députés allemands ont sans doute été à chaque fois fascinés par ce puits de science qui, tous les jours, découpe une dizaine de quotidiens. « Avec des petits ciseaux à papier qu’on peut emporter dans les avions », précise le Parisien, qui continue de se rendre plusieurs dizaines de fois par an en Allemagne. S’il y est toujours écouté, il n’est pas sûr d’y être toujours apprécié.
UN OCTOGÉNAIRE ESPIÈGLE
Car Alfred Grosser n’est pas qu’un éminent professeur capable de vous citer le 246e article du traité de Versailles au détour d’une conversation. Il n’est pas qu’un infatigable militant du rapprochement entre la France et l’Allemagne. C’est un humaniste à l’esprit libre et jeune qui a tenu d’innombrables discours devant les grands de ce monde mais n’a jamais trouvé meilleur public que les élèves. « Je n’ai jamais entendu des lycéens dire une bêtise », assure-t-il. Un octogénaire espiègle qui regrette qu’il n’y ait pas de « point d’ironie » en ponctuation et prend un malin plaisir à multiplier les coups de griffe.
Thomas Mann, Prix Nobel de littérature en 1929 ? « Je le déteste. Il accordait plus d’importance à son intestin qu’au suicide de son fils. » De Gaulle ? « J’ai pour lui un respect limité. Son discours de l’Hôtel de Ville en 1944 est un scandale », parce qu’il sous-estime le rôle essentiel des Alliés. Henry Kissinger ? « Un criminel de guerre contre lequel je mène campagne », parce qu’il a apporté son soutien au général Pinochet. Nicolas Sarkozy ? « Le seul président de la République pour lequel je n’ai aucune estime. » François Hollande ? « Je l’estime mais n’arrive pas à l’admirer. »
Devenu français en 1937, il a un faible pour Manuel Valls et Anne Hidalgo, dont il connaît par cœur les dates de naturalisation. En revanche, il « déteste » qu’on le qualifie de « Franco-Allemand ». « Je suis Franzose », dit-il drôlement, avant d’ajouter avec un grand sourire : « Mais je suis également un traître à ma patrie. Je trouve ridicule que le Parlement européen soit à Strasbourg et pas uniquement à Bruxelles. A part les hôteliers, nul n’en profite. » Paire de ciseaux en main, il suit à la loupe l’actualité allemande que lui commentent également ses relations outre-Rhin. « A Berlin, dit-il, j’ai deux amis : Gauck et Schäuble », le président et le ministre des finances. Il est d’ailleurs allé leur rendre visite quelques jours avant de discourir devant le Bundestag.
Angela Merkel reste pour lui une énigme : « Je ne suis pas sûr que son conseiller pour les affaires européennes connaisse ses convictions sur le sujet. » Cet Européen convaincu, qui s’est toujours tenu éloigné de la politique, aurait pu travailler pour Jacques Delors. D’où sa colère contre le président de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, très critique sur l’Union européenne : « Il se prend pour le maître de l’Allemagne », peste-t-il. En revanche, son « nouveau flirt », c’est « Ursula ». Ursula von der Leyen, la très europhile ministre de la défense. « Celle-là, elle sait ce qu’elle veut. » Devenir chancelière, cela va sans dire.
L’homme n’est avare ni de coups de gueule ni de coups de cœur. Longtemps éditorialiste pour Le Monde, il n’a pas supporté qu’au milieu des années 1990 la direction du quotidien lui suggère de simplement « proposer » des papiers. Du coup, ce militant athée a trouvé refuge à La Croix et garde une dent contre son ancien journal.
Bien qu’ayant atteint un âge où beaucoup se contentent de crouler sous les honneurs, Alfred Grosser aime toujours croiser le fer. Contre les organisations juives, ses « seuls ennemis », et, incidemment, contre les organisations homosexuelles. « La comparaison peut choquer mais j’affirme qu’il existe aujourd’hui un intégrisme homosexuel comme il existe un intégrisme juif qui voit l’antisémitisme dans la moindre critique d’une attitude, surtout lorsqu’il s’agit d’Israël », écrit-il dans La Joie et la mort, bilan d’une vie (Presses de la Renaissance, 2011).
« UN BIEN MÉDIOCRE RÉSISTANT »
Né dans une famille juive mais athée « très proche du catholicisme français », Alfred Grosser ne cesse de critiquer Israël, la colonisation de territoires palestiniens et le soutien inconditionnel de l’Allemagne à l’Etat juif. Ses passes d’armes avec le Conseil représentatif des institutions juives en Allemagne sont légendaires. Serait-ce la fameuse « haine de soi », un concept développé en 1930 par Theodor Lessing, un philosophe juif allemand, qui le pousse à agir ainsi ? « Certains le disent. Mais c’est impossible. Je m’aime beaucoup trop pour cela », réplique dans un grand éclat de rire Alfred Grosser. Comment ne pas apprécier un homme qui, certes, « n’a jamais prétendu être modeste et ne tient pas à l’être », mais qui, dans ses Mémoires, reconnaît ne pas être spécialement courageux et avoue n’avoir été « qu’un bien médiocre résistant » ?
Devant le Bundestag, Alfred Grosser, bien que conscient de l’honneur qui lui est fait, devrait, comme d’habitude, dire ce qui lui tient à cœur. En 29 minutes et 30 secondes, selon ses calculs. Même si le président du Parlement lui a conseillé de prendre en compte les applaudissements, Alfred Grosser espère bien qu’il y aura des polémiques. « Ils m’invitent pour cela », se délecte par avance ce Français bien plus célèbre en Allemagne que dans son propre pays.
« LA FIN D’UNE SORTE DE MASOCHISME ALLEMAND »
Sa première victime devrait être l’historien australien Christopher Clark, dont le livre Les Somnambules (Flammarion, 2013) est un best-seller en Allemagne. Pour Alfred Grosser, le succès phénoménal du livre témoigne de « la fin d’une sorte de masochisme allemand ». En effet, Christopher Clark relativise la responsabilité du Reich dans le déclenchement de la première guerre mondiale. Après avoir longtemps plaidé coupables, les Allemands ont, semble-t-il, envie d’entendre un autre discours.
 Mais Alfred Grosser n’est pas convaincu. Clark sous-estimerait, selon lui, la place des militaires dans la société allemande et le militarisme qui y régnait. Son propre père, rappelle-t-il, n’a pas décidé de quitter l’Allemagne après qu’on l’eut dépossédé de la maternité qu’il avait ouverte ni après qu’on lui eut interdit d’enseigner à l’université de Francfort, mais après avoir été exclu d’une association d’anciens combattants. En octobre 1940, Pétain agira de même avec les anciens combattants juifs. Léon Blum, Jean Zay, Pierre Mendès France après la guerre seront – comme bien d’autres – victimes d’un antisémitisme dont « l’Allemagne n’a pas le monopole », devrait souligner le professeur Grosser, après avoir martelé l’une de ses convictions : les peuples sont bien trop divers pour pouvoir être ramenés à une simple entité. Non, les Allemands n’ont pas tous soutenu Hitler ni été antisémites.
En revanche, Alfred Grosser a prévu de rendre un hommage inattendu à l’ancien président Walter Scheel. Pour les Allemands, « le » grand président est Richard von Weizsäcker, qui, le 8 mai 1985, a qualifié la victoire des Alliés quarante ans plus tôt de « Libération ». Mais dès 1975, tient à rappeler Alfred Grosser, Walter Scheel avait tenu des propos « peut-être encore plus humains ». « Pourquoi ces effroyables victimes ? La réponse est : parce qu’Hitler voulait la guerre. Sa vie n’avait d’autre but. Il a transformé notre pays en une gigantesque machine de guerre dont chacun de nous était un rouage », avait déclaré le président d’alors.
scheel, walter - 2006Walter Scheel n’est cependant pas passé à la postérité comme son successeur. Pourquoi ? Alfred Grosser a une explication toute personnelle : « Parce qu’il riait et chantait et que cela ne se faisait pas. » Evidemment, c’est pour ces supposés défauts que lui l’apprécie. Alfred Grosser, qui donne de lui-même une définition qu’on aimerait pouvoir appliquer à la relation franco-allemande : « Un Sisyphe, heureux que la pierre reste, à chaque chute, un peu plus haut qu’à la retombée précédente. »
Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) journaliste

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Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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