Bernard Maris, article paru dans Charlie Hebdo n°1146 du 4 juin 2014
Dans un roman aussi drôle qu’érudit (*), Claude Durand se pose la question: supposons que nous voulions léguer à nos descendants, dans un million d’années, un terrible secret. Ici et là, nous avons enfoui de terribles déchets radioactifs, attention, danger! En moyenne, une espèce dure deux millions d’années — et Homo sapiens n’échappe pas à cette loi. Sachant qu’il est apparu il y a deux cent mille ans et que la radioactivité, dans certains cas, dépasse les dix millions d’années, quelle langue proposer à «ce» qui suit? Et que sera ce «ce»? Des mutants, des extraterrestres, des scorpions, des amibes, des ondes, des humanoïdes, rien? Des savants se réunissent et envisagent toutes les manières possibles de laisser une information. Par exemple, l’homme actuel s’avise de prévenir ses semblables qu’il risque de mourir avec un crâne encadré d’éclairs suivi de la mention capitale: «DANGER de MORT». Que signifiera ce crâne pour nos successeurs? Ici vécurent des singes? Ayez un cerveau éclairé ? Mangez du magnésium, ça fortifie les os ? Allez savoir…
L’homme n’est qu’une langue. Dans certaines Antilles, les perroquets échangent en haut des cocotiers les derniers mots qu’ils ont retenus de civilisations disparues depuis leur extermination par les Espagnols. Il est probable que le français aura disparu dans quelques centaines d’années, ou se sera incroyablement transformé, comme l’anglais d’ailleurs, qui devient un «pidgin», un baragouin adapté à la société infantile qui est la nôtre. Au mieux l’anglais subira le sort du latin et s’éparpillera en de multiples langues autonomes au lendemain de la Troisième Guerre mondiale. Je plaisante. Il n’y aura pas de Troisième Guerre mondiale, car nous ne pensons qu’à commercer. Oui… C’est ce qu’on disait en 1913: le commerce empêche la guerre. La mondialisation de 1913 n’avait rien à envier à celle d’aujourd’hui. Les capitaux circulaient aussi librement, les hommes, les informations. On pouvait acheter en une minute, grâce à un télex, depuis Paris une société à Chicago.
À l’échelle de la vie du Soleil, l’Homo sapiens aura vécu entre une petite seconde et une petite minute, guère plus. Cela devrait nous inciter à une certaine modestie. Or notre civilisation est précisément le contraire de la modestie. Elle est démesurée, insatiable et prétentieuse. Elle ose tout, comme les sots. Prenez Byzance: mille ans d’histoire, une brillantissime civilisation, une civilisation gréco-romaine tout simplement, et non «byzantine» comme on voulut le faire croire. En rien «décadente». Contrairement à ce qu’on dit, la conquête arabe ne fut ni facile, ni brève, ni une partie de plaisir. Et les reconquêtes gréco-romaines («byzantines») furent fréquentes. Cette civilisation disparue devrait nous rendre mélancoliques et sobres, nous inciter à jouir du peu qui nous reste.
Or notre impatience est telle que nous en appelons encore à la «croissance». La croissance… Regardez la croissance de l’Afrique: 5% en moyenne! De quoi faire envie aux Européens, non? Y regardant de plus près, vous voyez que la quasi-totalité de cette croissance s’explique par la consommation de matières premières. Le pays qui a la plus forte croissance est la Libye: 25%! Qui dit mieux? 25% parce que des Bédouins crament leur ressource…
L’Europe est le continent qui a la plus faible croissance. Et si c’était un signe de civilisation? Si cela voulait dire que ce continent se contente, de gré ou de force, de ce qu’il a? Qu’il en a un peu marre de travailler et de consommer, contrairement aux Chinois, qui veulent une, deux ou trois bagnoles par Chinois ?
Vive le déclin politique et économique de l’Europe, qui annonce sa renaissance culturelle !
Imaginons que les candidats aux européennes aient dit: «Nous, nous voulons vivre, et non consommer pour consommer. Nous voulons une vie économique pacifiée, et non une guerre économique. Nous voulons éteindre les lumières de nos villes une heure par nuit pour regarder les étoiles. Nous sommes des poètes.» N’eut-ce point été un signe de civilisation ?
Vous direz: le pacifisme économique est une folie, comme le fut le pacifisme face aux guerriers. Adoptons la décroissance, et nous sommes morts. Ou plutôt, nous devenons un zoo pour milliardaires chinois et indiens. Nous devenons les nègres que nous exhibions tantôt dans les foires coloniales. Les Chinois viendront en France pour s’extasier: «T’as vu le mec avec son béret qui fait son fromage?» Et alors? Et si c’étaient les nègres des expositions coloniales qui avaient été dans le vrai, et non les exposants ? Vous ajoutez: Venise! Quelle magnifique civilisation de marchands et de commerçants! Vive l’argent et le commerce! Et vous avez tort: l’intense civilisation culturelle de Venise commence précisément avec son déclin politique et économique, au XVIe siècle.
Vive le déclin politique et économique de l’Europe, qui annonce sa renaissance culturelle !
Bernard Maris
* Rue de Babylone, Éditions de Fallois
Civilisations dépeintes par Samuel P. Huntington dans « le Choc des Civilisations »
Civilisation Chrétienne Occidentale
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Civilisations | Localisation |
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Soviétique et ex-soviétique | Europe centrale et orientale |
Afrique coloniale et postcoloniale | Afrique subsaharienne |
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Bouddhiste | Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge, Mongolie |
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