Les 7 péchés capitaux de la télé : L’avarice, l’envie, la colère, la gourmandise. … Premier volet de notre série d’été : l’orgueil.
Animateurs, commentateurs, présentateurs, pseudo-experts… rares sont ceux qui, à la télévision, échappent à cette admiration de soi qu’encourage l’œil de la caméra braqué sur eux. Miroir, mon beau miroir…
Le Monde 12/07/2014
L’avarice, l’envie, la colère, la gourmandise… Il n’est point de vices que le petit écran – fenêtre ouverte sur le monde – ne reflète ou n’exploite. Premier volet de notre série d’été : l’orgueil.
Et le septième jour, profitant d’un repos bien mérité, Dieu alluma la télé. Au fil des heures et des programmes diffusés, il put constater que l’orgueil, premier des sept péchés capitaux – qui avait coûté cher à Adam et Eve -, cet appétit désordonné de sa propre excellence, cette » admiration de soi fondée sur l’admiration qu’on croit inspirer aux autres « , comme le définissait Bergson, était particulièrement développé chez celles et ceux qui officiaient à l’écran. Grâce à sa télécommande divine qui faisait défiler les années à grande vitesse, Dieu constata que, de Léon Zitrone à Thierry Ardisson, la télé française était bien le royaume des orgueilleux.
Animateurs, commentateurs, présentateurs, pseudo-experts et même héros de série, rares étaient ceux à l’abri du péché d’orgueil. Moi, moi et rien que moi ? Je suis au centre, je le mérite, et tout tourne autour de moi ? » A la télé, l’orgueil est une passion naturelle, inévitable pour celle ou celui qui est sous l’œil de la caméra. Inévitable car passer à la télé, c’est vivre dans un miroir « , résume Raphaël Enthoven, philosophe, chroniqueur sur France Culture et animateur depuis six ans de l’émission » Philosophie » diffusée tous les dimanches sur Arte.
» Le fait d’être au centre, face caméra, fait muter l’amour propre en orgueil. Passer à la télé est une drogue délicieuse qui, au fil du temps, devient addiction hors de laquelle la vie paraît fade. La télé est un filtre flatteur pour celui qui a une très haute idée de lui-même. Et un territoire idéal puisqu’on y vit sous le regard de l’autre. «
Un constat partagé par François Jost, universitaire spécialiste des médias : « Se trouver face à la caméra est une situation propice à l’orgueil. Aujourd’hui, selon moi, les intervenants les plus orgueilleux en télé sont les éditorialistes et chroniqueurs qui font comme s’ils étaient spécialistes de tout. Des types qui, sur les chaînes d’info en continu notamment, corrigent par exemple les copies du gouvernement et clament : « On devrait faire ceci ou cela. » L’idée de se présenter comme quelqu’un de compétent en tout, c’est l’hubris grec, cette démesure, ce sentiment inspiré par l’orgueil. Et l’on entend souvent dans les JT de 20 heures la formule « pour être complet », comble de l’orgueil. Comme si en 25 ou 30 minutes, on pouvait expliquer tous les événements de la journée, toutes les complexités du monde ! «
L’orgueil est certes péché, notamment lorsqu’il dérive avec facilité vers la vanité ou l’arrogance. Mais il peut aussi avoir du bon. De fait, l’orgueil touche souvent des êtres de qualité. A la différence du vaniteux qui veut montrer sa supposée supériorité, l’orgueilleux se croit supérieur mais se moque de ce que l’on pense de lui. A la télévision, milieu professionnel souvent cynique et violent, où l’argent et le pouvoir ont leurs aises, l’orgueil permet de bâtir des carrières, de durer à l’antenne pendant de longues décennies (Michel Drucker, si tu nous entends…), et protège parfois des dégâts occasionnés par de cruelles critiques.
« L’orgueil est d’abord une qualité, c’est ce qui nous distingue des animaux « , estime l’historienne et politologue Isabelle Veyrat-Masson qui, outre ses recherches, a découvert de l’intérieur l’univers pour le moins baroque de la télé en tant qu’invitée de l’émission » Média le magazine « , sur France 5. » La télé aujourd’hui peut rendre fou. Et orgueilleux. Elle permet à celles et ceux qui y travaillent de s’adresser à des millions de témoins. L’argent qui y circule vous isole du réel, de la vraie vie. Assez logique lorsque vous gagnez en une journée des sommes parfois indécentes. Cet argent gagné peut, chez les gens de télé, développer leur orgueil : si je vaux cette somme, c’est que je suis meilleur que les autres en quelque sorte. «
La télé, territoire éminemment propice pour les orgueilleux ? Il n’en a pas toujours été ainsi, comme le rappelle Isabelle Veyrat-Masson : » Au tout début, dans les années 1950, il fallait manquer d’orgueil pour y travailler puisque personne ne regardait ce média. C’était avant tout un divertissement et, en France, les saltimbanques ne jouissaient pas d’un statut social très enviable. Ce n’est que progressivement que la télé a acquis ses lettres de noblesse en adoptant la célèbre formule de la BBC : informer, cultiver, distraire. Au fil du temps, l’orgueil s’est donc installé au cœur d’un média qui se voit de plus en plus puissant. «
L’un des premiers vrais orgueilleux de la télé française est le mythique Léon Zitrone (1914-1995). Présentateur du journal télévisé dès 1958 et pendant plus de vingt ans, animateur-saltimbanque d' » Intervilles « , commentateur tout-terrain (du Tour de France aux défilés du 14-Juillet), le personnage, cultivé et orgueilleux, valait le détour.
» Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel est qu’on parle de moi « , résumait Zitrone,