LE MONDE | 08.07.2014 à 10h43 | Par Philippe Jacqué
En cette douce nuit de printemps, la gare de Lyon, au coeur de Paris, est bercée par les bruits étouffés de la ville. Au loin résonnent les sirènes de police. Alors que la journée, les quais grouillent de monde, la nuit, la gare vit au ralenti. Là, on distingue des silhouettes casquées et munies de lampes frontales charger et décharger un train de travaux à l’arrêt. Ailleurs, des ombres s’activent pour installer un nouveau système de signalisation…
Pendant ce temps, des rames de TGV rejoignent les quais afin de libérer de la place dans les garages situés à quelques kilomètres. La nuit, c’est le temps de la maintenance et des équipes de SNCF Infra, qui auscultent, maintiennent et réparent le réseau toute l’année. Cette même maintenance accusée de négligence par les rapports d’experts judiciaires rendus publics un an après l’accident de Brétigny, qui a fait sept morts le 12 juillet 2013.
Pour rejoindre sa zone de maintenance, Kamel Mahroug, 49 ans, doit zigzaguer avec son équipe entre les voies. La petite troupe passe ensuite le poste d’aiguillage, sorte de tour de contrôle de la gare avant d’atteindre le chantier. Si elle est sur le pont depuis 22 heures, l’équipe n’a obtenu l’interruption du trafic que pour quatre heures et dix minutes cette nuit.
« Ce laps de temps est très court pour mener un chantier, du coup, cela nécessite une grosse préparation, décrypte Yann Seimandi, un colosse de 26 ans, dirigeant “proximité” de la maintenance à la gare. Le chantier a été programmé un an auparavant, et quelques semaines plus tôt il a été confirmé. »
DROIT COMME UN « I », LA VIGIE CORNE À L’APPROCHE D’UN TRAIN
Le jour J, il faut pré-acheminer tout le matériel avant minuit et sécuriser le chantier où huit ouvriers vont remplacer un appareil de voie. Trois niveaux de sécurité sont activés, déroule le jeune ingénieur : « Le poste d’aiguillage bloque dans un premier temps tout passage sur cette portion de voies. On met également un “shunt”, un système permettant de montrer que l’on occupe la voie. Enfin, une lampe rouge signale la présence de personnes sur les voies. » Et ce n’est pas fini.
Au coeur de la zone de chantier se tient l’annonceur dans son gilet blanc. Droit comme un « i », cette vigie, corne de brume en bandoulière, doit corner à l’approche d’un train. En jeu, la vie de ses collègues, qui s’activent ce soir sur un coeur d’aiguillage où se croisent deux voies. « Il faut vérifier le branchement par rapport à notre référentiel. On prend la cote de l’appareil. On le rectifie s’il le faut. On visite les joints, la mécanique et les isolants », explique Kamel Mahroug, visage noir de poussière.
Il s’agit d’agir sur un coeur d’aiguillage, de la même famille de celui de Brétigny qui a cédé, provoquant le déraillement du train Paris-Limoges. « Dans la tête, ça a forcément marqué », confie Kamel Mahroug, qui a passé vingt-deux ans à la SNCF. Et dans toute l’entreprise, cet accident a suscité un traumatisme, un fort sentiment de culpabilité, démultiplié à l’Infra.
« UN SACRÉ COUP DUR POUR NOUS »
« C’est un sacré coup dur pour nous. Car c’est de “notre” faute, selon les médias », glisse Sébastien Richy, 29 ans et neuf ans de boîte, sur le terrain cette nuit d’avril. « La SNCF, c’est avant tout les mécanos, les roulants. Mais quand il y a une catastrophe, c’est nous », ajoute, amer, Robert Ameyoud, 32 ans, dont douze à l’Infra.
Pourtant, les équipes n’ont pas le sentiment de mal faire leur travail, un travail dur physiquement, où le moindre outil pèse plusieurs dizaines de kilos. « Ces dix dernières années, les règles de sécurité ont été approfondies, assure Robert Ameyoud. Par rapport à Brétigny, on regarde aujourd’hui plus de choses. Mais, franchement, on faisait aussi attention avant. On a beau être crado, on travaille au millimètre ! »
« Quand on parle avec des gens hors de l’entreprise, on a une image de fainéant, regrette Yann Seimandi. Nous, on est tout le temps sur le terrain, la nuit, le week-end, l’été… Je ne m’en plains pas. J’en suis même plutôt fier. »
Pourtant, l’accident de Brétigny a ébranlé pas mal de certitudes sur la maintenance de la SNCF. Cette opération, qui doit assurer la sécurité de tous, est mise en accusation. Ce n’est pas une surprise totale pour la CGT, qui regrette les nouveaux principes de maintenance. « Le choix a été de laisser se dégrader les infrastructures, dans des tolérances jugées acceptables, afin d’obtenir une masse suffisante de travaux et d’en réduire ainsi les coûts », souligne Jocelyn Portalier, secrétaire fédéral du syndicat.
L’ARCHAÏSME DE L’INFRA
Trois mois après l’accident, la SNCF revenait sur ce principe dans son plan Vigirail, qui prévoit 410 millions d’euros d’investissements. Ce programme prévoit en premier lieu d’accélérer le changement des aiguillages. Vigirail doit aussi améliorer les outils des agents, en les dotant de smartphones, et renforcer leur formation… « Ce plan est une manière de remettre l’entreprise en situation, de reprendre confiance en notre système », explique Olivier Bancel, le directeur de la maintenance du groupe.
« Vigirail a changé la manière dont on appréhende la surveillance et la maintenance des voies en s’appuyant notamment sur une plus grande automatisation de certaines tâches. Ce plan a également renforcé de manière importante la formation des agents… La SNCF reconnaît par là même qu’il y avait des manques à l’Infra », glisse Thierry Marty, administrateur salarié et spécialiste de l’Infra pour l’UNSA.
C’est que l’état de SNCF Infra laisse rêveur. « En près de cent ans, le métier de l’Infra n’a presque pas évolué, peste un expert du système. Il est archaïque. Si les équipes ont un savoir-faire indéniable et une connaissance fine du réseau, leur équipement est daté. Aucun investissement n’a été consenti pour améliorer leurs conditions de travail… ». A cela s’ajoute le fait que pendant trente ans, les investissements ont été insuffisants pour maintenir le réseau ferroviaire, qui s’est détérioré à mesure que les Français utilisaient plus intensivement le train, surtout en Ile-de-France.
Quand il faut moderniser un réseau ultra-sollicité, il est difficile d’obtenir une interruption de voie qui va déranger des centaines de milliers de passagers.