Le calvaire des habitants de Gaza : Dans ce territoire, la population ne peut s’échapper / Robert Badinter : « L’antisémitisme contre la République »

LE MONDE | 02.08.2014
Edito du « Monde ». Partout dans le monde, les bombardements en zone urbaine font des victimes civiles. C’est particulièrement vrai de toutes les guerres dites asymétriques, où des combattants noyés dans la population affrontent une armée traditionnelle.
Au cours du seul week-end des samedi 19 et dimanche 20 juillet, quelque 700 personnes ont été tuées, en Syrie, dans la ville d’Alep, que les forces du régime de Bachar Al-Assad pilonnent à l’artillerie lourde – sans provoquer la moindre indignation.
Le plus souvent, les populations civiles fuient. Elles viennent gonfler les camps de réfugiés dans les pays alentour. Pas à Gaza. Dans ce territoire palestinien de 360 kilomètres carrés, la population ne peut s’échapper. Les habitants de la bande de Gaza – 1,8 million de personnes – sont prisonniers de la guerre.
Près d’un mois après le début de l’opération israélienne, ils vivent un véritable enfer, une tragédie humanitaire de grande ampleur. Pour combien de temps encore ?

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L’opération « Bordure protectrice » contre les attaques de roquettes du Hamas tirées de Gaza dure depuis plus de trois semaines. | REUTERS/MOHAMMED SALEM
250 000 GAZAOUIS DÉPLACÉS
La seule frontière vers laquelle ils ont essayé de fuir, celle de l’Egypte, au sud du territoire, est restée hermétiquement fermée. Le Hamas, le mouvement islamiste palestinien qui contrôle Gaza depuis 2007, est l’ennemi de l’Egypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. Farouche adversaire de l’islamisme politique, le nouveau pouvoir égyptien n’est pas fâché de voir Israël attaquer le Hamas.
Quelque 250 000 Gazaouis sont aujourd’hui des personnes déplacées. Ils ont fui leur domicile ou celui-ci a été détruit. Ils s’entassent dans les écoles et autres centres de l’UNRWA, l’organisme de l’ONU chargé des réfugiés palestiniens. Souvent, ils s’y rendent parce que l’armée israélienne leur a enjoint de le faire, avant de tirer sur leur quartier.
ECOLES, MARCHÉS ET HÔPITAUX ATTAQUÉS
Tsahal a les coordonnées GPS de toutes les écoles. Pourtant, à pas moins de cinq reprises, ces écoles ont essuyé le feu direct de l’armée israélienne. Quelque 40 personnes ont été fauchées par des obus, dans ces établissements, alors que l’ONU avait prévenu de la présence de réfugiés. Au total, selon l’ONU, 133 écoles ont été endommagées par l’armée israélienne. A l’entrée de la ville de Gaza, un marché qui venait de rouvrir après le jeûne du ramadan a pris une volée d’obus. Des hôpitaux ont été touchés.
La découverte d’un réseau de tunnels – par lequel le Hamas entend mener des attaques et des enlèvements en Israël – a changé la nature de l’opération israélienne. L’armée entre chaque jour plus profondément dans la densité urbaine de Gaza.
PUNITION COLLECTIVE
Les bombardements ont détruit l’unique centrale électrique et démoli une partie du système d’épuration des eaux. Hôpitaux et centres de réfugiés fonctionnent dans des conditions de plus en plus précaires. Pas un mètre carré de Gaza n’est hors de portée de Tsahal. Près de 80 % des 1 600 Palestiniens tués à ce jour sont des civils.
On connaît la position d’Israël. Le Hamas installe ses roquettes au milieu d’une population dont il sait qu’elle n’a guère le loisir de s’enfuir ; chacun de ses tirs visant les villes israéliennes est parfaitement indiscriminé ; il lui arrive de stocker ses missiles dans la proximité immédiate des centres de l’ONU et de tirer depuis ces lieux.
C’est ainsi, et de façon avérée. Tout autant que la virulence de la punition collective infligée par Israël aux gens de Gaza. Comme s’ils étaient collectivement responsables.

Robert Badinter : « L’antisémitisme contre la République »

LE MONDE | 25.07.2014 | Par Robert Badinter (Ancien garde des sceaux (1981-1986), ancien président du Conseil constitutionnel (1986-1995))
La haine des juifs existe toujours

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L’ancien garde des sceaux Robert Badinter en février lors d’une cérémonie d’hommage aux résistants au Mont Valérien à Suresnes (Hauts-de-Seine). | AFP/ALAIN JOCARD
Français juif ou juif français, comme on voudra, ces deux qualités étant indissociablement liées en moi, j’assiste avec stupeur et colère à la renaissance d’un antisémitisme proclamé en France.
C’est sur ce sujet-là que j’entends ici m’exprimer. Non sur le conflit au Proche-Orient qui oppose Palestiniens et Israéliens, depuis la création de l’Etat d’Israël par décision de l’ONU en 1948. Dans ce conflit, qui se déroule à des milliers de kilomètres de la France, notre destin national n’est pas en jeu. Mais une certaine idée de la République se trouve menacée à présent en France par les passions qu’il suscite.
La République française repose sur des principes qui fondent notre pacte national. La République est une, indivisible et laïque. Elle est composée de tous les citoyens français, égaux en droits et devoirs, quels que soient leur sexe, leur origine, leurs convictions religieuses, philosophiques, politiques. Elle n’est pas une juxtaposition, une mosaïque de communautés vivant côte à côte. Elle rassemble en une même unité la totalité de ses citoyens, sans distinction aucune. La laïcité garantit à cet égard la liberté religieuse de chaque Français, dans le respect de celle des autres.
Sur ces quatre piliers, liberté, égalité, fraternité, laïcité, repose la République française. Et chacun sait qu’il suffit qu’un des piliers cède pour que l’édifice entier puisse s’écrouler.
Or la menace est là, présente dans les cris et les violences qui ont accompagné certains défilés organisés par des associations de soutien au peuple palestinien et hostiles à Israël. Face à l’interdiction de certaines manifestations, suscitée par la menace de troubles graves à l’ordre public, on a invoqué le droit à manifester garanti par la Constitution.
GARANTIR LA PAIX CIVILE
Il s’agit là d’une liberté fondamentale dont l’importance n’est pas discutable. Encore faut-il rappeler que, comme toute liberté, celle de manifester doit s’exercer dans le cadre de l’Etat de droit. Or, en matière de liberté de manifestation, la loi prévoit que le gouvernement, dont le devoir est de garantir la paix civile, peut prendre des mesures d’interdiction si la sûreté des personnes et des biens lui paraît menacée.
Il ne s’agit pas là d’un pouvoir régalien qui s’exercerait sans limites ni contrôle. La loi donne aux organisateurs de la manifestation le droit de saisir la justice administrative statuant en référé, c’est-à-dire sans délai, d’une demande d’annulation de la mesure d’interdiction décidée par le gouvernement. L’audience est publique et contradictoire. Et la décision rendue est immédiatement exécutoire.
Les organisateurs de toute manifestation doivent se conformer aux décisions de justice. Ils ne peuvent se prévaloir d’un droit absolu et discrétionnaire à manifester. Le gouvernement, et particulièrement le ministre de l’intérieur, a à cet égard scrupuleusement observé les règles de l’Etat de droit.
Reste l’essentiel : au même moment, dans d’autres grandes capitales européennes, des mouvements identiques manifestaient dans la rue leur soutien aux habitants de Gaza écrasés par les souffrances de la guerre. Nulle part ne s’élevaient, à l’occasion de ces défilés, les cris que l’on a entendus à Paris : « A bas les juifs, à mort les juifs ».
Le voile était déchiré, le masque arraché. Ce qui s’exprimait à nouveau à Paris dans ces manifestations, c’était, au-delà de l’antisionisme, l’antisémitisme, la haine des juifs.
Déjà, nous avions entendu des néonazis défiler à Paris en février en criant « Les juifs dehors » dans une indifférence quasi générale. Je m’étais indigné du silence devant ces clameurs antisémites qui n’avaient pas retenti depuis l’Occupation nazie. Et voici que, à l’occasion du conflit au Proche-Orient, des voyous masqués se dirigent vers des synagogues, mus par le désir de frapper, de casser, de brûler.
« MORT AUX JUIFS »
Les agressions contre des synagogues jalonnent l’histoire de l’antisémitisme. Voici qu’elles se renouvellent au motif de solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Mais les cris de « Mort aux juifs », c’est à Paris qu’ils résonnent, et aux juifs de France qu’ils s’adressent. Et, au-delà d’eux, c’est la République tout entière qu’ils défient. Au soir de ma vie, je retrouve, hurlés par des fanatiques, les mêmes mots que je voyais, enfant, inscrits à la craie sur les murs de mon lycée parisien, avant la guerre : « Mort aux juifs », avec alors l’adjonction de « Mort à Blum ».
Lors de la commémoration annuelle de la grande rafle du Vél’ d’Hiv, à Paris ce 20 juillet, le premier ministre prononça des paroles fortes et simples contre l’antisémitisme. Il dénonça sa renaissance et la menace qu’il impliquait pour la France. C’était un beau discours, consolateur et rassurant à la fois.
Mais je m’interrogeais : soixante-dix ans se sont écoulés depuis la nuit de l’Occupation, les crimes des nazis et de leurs complices de Vichy. Le temps de l’Histoire a succédé au temps de la Mémoire. Les derniers témoins vont disparaître à leur tour. Et l’antisémitisme est toujours vivant.
Certes, les protagonistes et les circonstances ont radicalement changé. Mais la haine des juifs, elle, n’a pas disparu. Je la revois à l’oeuvre chez ces jeunes gens masqués, l’invective à la bouche et la pierre à la main, animés par les mêmes passions antisémites que leurs prédécesseurs des temps passés pourtant si différents.
Comment éradiquer cette violence, dissiper leur ignorance, les ramener à la République ? La tâche est immense et l’enjeu considérable. Car il en va de l’antisémitisme comme du racisme. Ce sont des poisons de la République. A une certaine dose, elle en meurt.
Robert Badinter (Ancien garde des sceaux (1981-1986), ancien président du Conseil constitutionnel (1986-1995))

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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