« Le Monde » et moi – La mort du dernier facteur d’orgues de barbarie …

LE MONDE | 08.08.2014
Des personnalités racontent une histoire singulière qu’ils ont eue avec « Le Monde »

Quand Roger-Pol Droit s’empare d’une brève insolite pour l’une de ses fictions

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Philosophe et collaborateur du « Monde des livres », Roger-Pol Droit aime collectionner de ces petites nouvelles étranges ou insolites qu’on remarque à peine mais qui peuvent nourrir l’imaginaire. Comme celle qui annonça un jour la mort d’Arcimboldo Bacigalupo.
Pendant des années, j’ai eu dans mon bureau, scotchée à une étagère, une brève publiée par Le Monde. Elle n’était pas seule. J’aimais bien, à cette époque-là, afficher sur ma bibliothèque toutes sortes de nouvelles bizarres : des informations qu’on ne remarque pas, qui normalement n’arrêtent pas le regard, mais qui, pourtant, font rêver, penser, jouer, dès qu’on commence à s’y arrêter. J’ai eu, pour cette brève, une affection durable.
De mémoire, le texte, que j’ai longtemps su par cœur, était le suivant : « Arcimboldo Bacigalupo, dernier facteur d’orgues de barbarie, est mort à… » J’ai oublié, depuis, dans quelle ville italienne cet homme a trépassé, et la date exacte de son décès. Mais ces deux ou trois lignes, perdues dans les pages intérieures, m’ont souvent fait songer.
Certes, je comprenais bien qu’il s’agissait d’un artisan célèbre, descendant d’une longue lignée. Je concevais clairement, en y réfléchissant, que sa mort pouvait marquer la fin d’une époque, la disparition de tout un savoir-faire technique, esthétique, musical…
Pourtant, ce qui me retenait était autre chose : la singularité de cette phrase, entendue au ras des mots, dans son étrangeté. Comment peut-on se prénommer Arcimboldo, comme le peintre ? A-t-on, en ce cas, le visage composé d’instruments de musique ? Comment voit-on la vie avec un nom de famille qui commence par baci (« baisers ») ? La barbarie peut-elle avoir un orgue ? On connaît les orgues de Staline, la barbarie à visage progressiste, le facteur rhésus, le Facteur Cheval, mais que peut laisser entrevoir la mort déclarée du dernier fabricant d’orgues de barbarie ? Doit-on y voir la fin d’un monde ou les prémices d’une ère nouvelle ?
Paella en tube
Ce jeu de la brève insolite est une façon, parmi cent autres, de lire Le Monde. Il en est de plus usuelles, qui passent pour autrement légitimes. L’addiction à un journal de référence se justifie, au choix, par la qualité de ses informations, la pertinence de ses analyses, la diversité de ses enquêtes, la multiplicité de ses points de vue. Un grand quotidien est à la fois observatoire du monde, encyclopédie permanente, agora citoyenne… Je pense qu’il peut aussi être source d’aventures infimes et décalées, pour ceux qui veulent y traquer les dépêches déconcertantes que rapportent chaque jour ses filets.
En cherchant quelque peu, j’ai vite appris que les Bacigalupo, depuis le XIXe siècle, fabriquaient les meilleurs orgues mécaniques portatifs, appréciés pour leur perfection, leur fiabilité, leurs performances, leur finition. Ce nom symbolisait l’excellence dans la musique des rues, des fêtes populaires, du temps des foires et des limonaires. La mort du dernier maestro de l’ultime atelier des Bacigalupo, c’était aussi une certaine culture qui arrivait au bout du rouleau. Par la suite, je n’y ai plus pensé. La brève est restée sur l’étagère, sans que j’y prête attention.
Mais le propre de l’insolite est de cheminer sans bruit. Dans Un si léger cauchemar (Flammarion, 2007), une fiction du genre déglingué, j’ai fait revivre, parmi les personnages des quarante récits emboîtés qui la composent, Arcimboldo Bacigalupo. Il est toujours facteur d’orgues de barbarie, mais il a pour violon d’Ingres clandestin de composer des parfums et cherche, désespérément, à reconstituer la fragrance de la mort. Il a aussi un frère jumeau, qui se nomme également Arcimboldo, mais confectionne des substances plus curieuses. On lui doit notamment l’invention de l’arc-en-ciel domestique, à vaporiser chez soi, de la paella en tube et de quelques autres merveilles. Sa dernière trouvaille, le gel à fixer le temps, a provoqué quelques dégâts…
Ainsi va la musique des Bacigalupo et la mécanique de l’imaginaire. Il faut se méfier des brèves, elles ont la vie longue.
Par Roger-Pol Droit

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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