Pour les jeunes, Rabelais est devenu une langue étrangère

LE MONDE | 13.09.2014
Dans « Deux pouces et des neurones », Sylvie Octobre décrit comment les 15-29 ans délaissent les livres.

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 Quand on interroge Sylvie Octobre sur son livre, elle n’est pas plus paniquée que ça. Mais nous, après l’avoir avalé, on est sorti tourneboulé.
« Les jeunes ne sont pas plus cons qu’avant, répond Sylvie Octobre, ils ont des connaissances pointues, mais c’est un peu du gruyère »
Ce n’est pas un thriller. Ni un de ces livres sur l’apocalypse qui menace la planète. Juste une étude hyper-documentée sur la façon dont la jeunesse, précisément les 15-29 ans, ont changé leur façon de se cultiver depuis vingt-cinq ans. Ce qu’ils aiment et rejettent. La culture qu’ils se sont inventée. Comment ils se l’approprient. Et comment Internet a joué les trouble-fête.
ordi o clavierLe titre de l’ouvrage, Deux pouces et des neurones (Ministère de la culture, 286 p., 12 €, en librairie le 24 septembre), renvoie au smartphone ou à la tablette, devenus le tuyau culturel pour les jeunes, avec connexion haut débit entre les doigts et le cerveau. Sylvie Octobre cerne ce qu’elle appelle une nouvelle « culture juvénile ». Elle est technophile, polyactive, additive et non plus linéaire dans sa consommation, aimant les contenus identitaires et cosmopolites. Elle est gourmande de nouveautés. Elle fonctionne en réseaux d’amis. Elle est éclectique. Elle préfère consommer une multitude de contenus de l’industrie culturelle plutôt que des œuvres institutionnelles. Tout cela, mixé, fait que les contours de la culture sont de plus en plus flous.
LA LECTURE EN CHUTE LIBRE
Ce qu’il en résulte est plus clair. D’abord que la lecture est en chute libre. Un seul chiffre, tiré d’un livre qui en publie des tonnes : seuls 19 % des étudiants lisaient au moins vingt livres par an en 2008, contre 49 % en 1988. Plus grave, dit Sylvie Octobre, c’est « l’attachement » à la lecture qui se perd.
Pourquoi le livre, vécu comme un plaisir de la maternelle au primaire, devient-il un ennemi au collège ? « Parce qu’il est assimilé au manuel scolaire, au savoir contraint, et plus du tout au plaisir et à l’émotion, répond Sylvie Octobre. Le livre est l’arme du professeur pour évaluer, et pas pour savoir ce que l’enfant aime. » Un paradoxe : le livre reste central à l’école et absent dans l’imaginaire des adolescents. C’est sans doute pour cela qu’en Colombie, dès le CP, les enfants travaillent avec des tablettes. « Le livre retrouve ainsi son statut de plaisir. »
Le temps vertigineux passé par les enfants sur les écrans pénalise aussi la lecture de romans, qui induit un repli sur soi, une introspection, une méditation lente, alors que l’écran induit l’échange entre amis et un rapport au temps qui s’accélère. Les parents ne freineront pas le mouvement – ils lisent aussi de moins en moins. Les élites non plus, qui ont déserté les humanités, dont la rentabilité sociale est jugée marginale. « Le cadre supérieur ne va plus au théâtre, ce n’est pas statutaire. »
Une autre rupture est que la culture ne sert plus aux jeunes à apprendre mais à se divertir. Le plaisir est devenu leur maître mot. Ils veulent du ludique, des sensations fortes. Ainsi, à côté de disciplines qui restent confidentielles (théâtre, danse, art) ou qui baissent (littérature), deux autres sont en expansion.
« PAS PLUS CONS QU’AVANT »
Les musiques populaires, bien sûr. En 1988, 44 % des 15-29 ans écoutaient de la musique tous les jours – ils sont le double en 2008. Et puis le cinéma, qui a deux alliés pour recruter des jeunes : les séries télévisées et les jeux vidéo (44 % y jouent en 1988, 86 % en 2008). Pas tout le cinéma : des films épiques, narratifs, spectaculaires, avec un montage nerveux. « Les jeunes peuvent se fader trois heures de Seigneur des anneaux, à condition que le film leur propose un imaginaire inventé, des formes et séquences qui vont les attraper. »
Le résultat est-il inquiétant ? « Les jeunes ne sont pas plus cons qu’avant, répond Sylvie Octobre, ils ont des connaissances pointues, mais c’est un peu du gruyère. Ils se constituent en communautés autour de niches – le cinéma coréen, la musique pop nordique – et passent vite d’un truc à un autre. Napoléon faisait bien sept choses en même temps… » Ils ne revendiquent plus rien ? « Ils revendiquent autre chose », répond Sylvie Octobre.
OUVRIR LES PORTES VERS LE SAVOIR
L’enjeu est de renouer les liens entre générations autour d’un savoir commun. Comme le dit Sylvie Octobre, « si les jeunes n’ont plus aucune idée des philosophes des Lumières, c’est ennuyeux, ils perdent les bases éthiques – regardez ce que ça donne déjà sur certains responsables politiques… ». Renouer les liens entre les humanités et les industries culturelles passera, selon Sylvie Octobre, par un changement radical d’attitude de ceux qui ont le pouvoir – parents, enseignants, experts, et même le ministère de la culture : « Les jeunes rejettent nos jugements de valeur et trouvent insupportable qu’on ignore ce qu’ils savent. On recrute des professeurs sur leur savoir, alors qu’on devrait les recruter sur leur capacité à comprendre la culture des jeunes, afin de leur ouvrir des portes vers le savoir académique. »
Elle prend l’exemple de Rabelais : « Il est devenu une langue étrangère pour les élèves. Abordons-le en partant de l’imaginaire des monstres dans “Games of Thrones” ou “Le Seigneur des anneaux”. Certains ont bien apprivoisé l’anglais pour consommer des séries américaines avant leur programmation en France. »
Le dernier numéro du Un, l’hebdomadaire d’Eric Fottorino, est justement consacré à ce qu’il faut apprendre aux enfants. Une grande partie des textes, de Jean-Jacques Rousseau à François Bégaudeau, font écho à l’enquête de Sylvie Octobre dans la culture juvénile. Que dit Bégaudeau ? « Le peu que je sais, je l’ai appris tout seul. Le rock, le cinéma, la littérature : tout seul. »
Et d’en conclure : « Toute connaissance non désirée est aussitôt oubliée. »

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Michel Guerrin Journaliste au Monde

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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