Le Monde 21/22/2014
Stupeur et tremblements, à Moscou, mercredi 16 septembre. Ce jour-là, le monde des affaires apprenait le placement en résidence surveillée de Vladimir Evtouchenkov, le patron du conglomérat AFK Sistema (téléphonie mobile, cliniques, tourisme, pétrole…).
Le » tycoon » – quinzième fortune russe selon Forbes, avec un patrimoine estimé à 9 milliards de dollars (7 milliards d’euros) – est accusé de blanchiment d’argent dans le cadre du rachat, en 2009, des actifs pétroliers du Bachkortostan, une petite République autonome du centre de la Russie. Sur les 2,5 milliards de dollars de la transaction, 500 millions se seraient évaporés, alimentant le soupçon de corruption.
Le placement en résidence surveillée de Vladimir Evtouchenkov, patron du conglomérat AFK Sistema, rappelle d’anciennes pratiques du pouvoir. | REUTERS/SERGEI KARPUKHIN
Lire : La 15e fortune de Russie inculpée et assignée à résidence
Cette arrestation a renvoyé le pays onze ans en arrière, en 2003. Arrivé trois ans plus tôt au Kremlin, Vladimir Poutine avait fait arrêter Mikhaïl Khodorkovski, patron du groupe pétrolier privé Ioukos, sous l’accusation de fraude et d’évasion fiscale, qui lui avait valu dix ans de prison en Sibérie.
Depuis, les oligarques se tiennent à carreau et se contentent de faire fructifier leurs affaires. Il ne leur viendrait pas à l’esprit de se dresser sur la route de M. Poutine en affichant des ambitions politiques, comme l’avait fait le patron de Ioukos. Ce n’est pas l’intention de M. Evtouchenkov non plus. Lui qui, en 2003, avait été le premier à se désolidariser de M. Khodorkovski, en jugeant » inacceptable que le business marche sur les prérogatives du pouvoir politique « .
Le patron de AFK Sistema ne fait pas partie des siloviki, issus de l’armée ou des services de sécurité et proches de M. Poutine, qui ont la haute main sur des secteurs économiques stratégiques (défense, énergie, chemins de fer, mines). L’homme d’affaires ne passe pas pour autant pour un opposant au Kremlin. On peut croire Dmitri Peskov, porte-parole de M. Poutine, lorsqu’il juge » faux et absurde « d’attribuer cette arrestation à des motifs politiques. A cette nuance près qu’en Russie, politique et économie font parfois bon ménage. Et personne ne doute que cette décision sert un dessein finalement… très politique.
A Moscou, le Kremlin se reflète dans les baies vitrées du » quartier général » de Rosneft, sur la rive opposée de la Moscova. Tout un symbole. Car, dans cette affaire, les regards se tournent vers le patron du géant pétrolier public, Igor Setchine. C’est la conviction de M. Khodorkovski : le pouvoir fait pression sur le patron de AFK Sistema, propriétaire d’importants actifs pétroliers à travers Bashneft, pour qu’il les cède à la compagnie pétrolière publique. Sur ce point, cela ressemble à un » Ioukos bis « , déplore Alexandre Chokhine, président de l’Union des industriels et des entrepreneurs, dans le quotidien Vedomosti, annonçant qu’une pétition de patrons russes en faveur de la levée de l’assignation sera remise à M. Poutine. Le ministre de l’économie lui-même, Alexeï Oulioukaïev, reconnaît qu’ » il existe des soupçons concernant une possible motivation économique dans cette affaire « .
Pétrole contre liberté
L’acquisition de Bashneft renforcerait les réserves d’or noir de Rosneft. Elle est cohérente avec la stratégie du président russe, qui veut assurer la mainmise de l’Etat sur le secteur de l’énergie. Historiquement, le gaz est largement sous contrôle avec Gazprom, issu du ministère du gaz, tout comme l’atome, coiffé par l’agence fédérale Rosatom. Le pétrole l’est moins. Dans les années 2000, Rosneft a mis la main sur les actifs de Ioukos, spoliant au passage un certain nombre d’actionnaires et de retraités. En 2012, Rosneft a racheté TNK-BP pour 61 milliards de dollars après avoir mené la vie dure aux dirigeants européens et américains de la coentreprise anglo-russe. C’est ainsi qu’en dix ans, M. Setchine s’est retrouvé à la tête de la première compagnie mondiale cotée en Bourse par le niveau de sa production.
Cette OPA rampante sur Bashneft prend une dimension plus politique dans le contexte de la crise ukrainienne. Les sanctions ont entraîné la marginalisation de ceux qui, autour du premier ministre, Dmitri Medvedev, et de son numéro deux, Igor Chouvalov, pourtant proche de M. Poutine, plaident pour les privatisations et une ouverture de l’économie. Ils avaient réussi à nouer des fils entre les entrepreneurs et le maître du Kremlin. Ioukos bis ou non, l’affaire Evtouchenkov a envoyé un signal inquiétant aux investisseurs, étrangers ou russes, et risque de gommer les efforts réalisés ces dernières années par Moscou. Depuis le début de l’année, l’hémorragie des capitaux atteint 75 milliards de dollars.
A l’inverse, les représailles occidentales ont redonné du poids aux partisans d’un Etat fort et des nationalisations. M. Setchine, inscrit sur la liste des personae non gratae par les Occidentaux, est de ceux-là. Mise au ban, la Russie se recentre sur ce qu’elle croit être l’un des piliers les plus solides de sa sécurité, ses énormes ressources en minerais et en hydrocarbures. Une sécurité illusoire, car les sanctions commencent à toucher l’industrie pétrolière. Au point que Rosneft, lourdement endetté, a dû demander à l’Etat de lui venir en aide pour soutenir sa politique d’investissement.
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Evtouchenko, 65 ans, risque sept ans de prison. Il a démenti, vendredi soir, sa libération annoncée par un porte-parole de son propre groupe. On saura tôt ou tard s’il a dû troquer son pétrole contre sa liberté.