Crise ukrainienne – regain de tension avec l’arrivée apparente de renforts militaires russes dans l’est du pays, au mépris des engagements pris par Moscou.

L’Occident a-t-il vraiment  » humilié  » la Russie ?
Le bellicisme de Vladimir Poutine est souvent interprété comme le résultat de la politique hostile à la Russie qu’aurait menée l’Occident depuis la chute de l’URSS. Rien n’est moins vrai
La crise ukrainienne connaît un regain de tension avec l’arrivée apparente de renforts militaires russes dans l’est du pays, au mépris des engagements pris par Moscou. Pourtant, de part et d’autre de l’Atlantique, nombre de responsables politiques, anciens ministres, commentateurs et experts, continuent de penser que les pays occidentaux sont largement responsables de ce que certains ont appelé une  » nouvelle guerre froide « . Car l’Occident n’aurait cessé, à les en croire,  » d’humilier  » la Russie depuis la chute du mur de Berlin. Cette étrange perception est une réécriture de l’Histoire.
Revenons d’abord en  1989. Il faut se souvenir qu’une fois le Mur tombé on reprocha longtemps aux pays occidentaux… une trop grande délicatesse envers Moscou. Washington s’inquiétait de l’éclatement de l’Union soviétique, et ne reconnut l’indépendance de ses ex-républiques qu’après la dissolution de l’URSS en décembre  1991.
A-t-on vraiment méprisé ou isolé la Russie depuis lors ? Celle-ci fut appelée à rejoindre le Conseil de l’Europe (1996) et le G7 (1998). George W.  Bush tenta de faire de Vladimir Poutine un véritable partenaire – jusqu’à ce que l’invasion de la Géorgie ne vienne refroidir les relations entre les deux pays. Nicolas Sarkozy, pour sa part, fit le pari – risqué – de vendre deux navires de guerre à Moscou. Barack Obama souhaita  » remettre les compteurs à zéro  » (reset), notamment à travers la conclusion d’un nouvel accord de désarmement (2009) et la facilitation de l’accession du pays à l’Organisation mondiale du commerce (2012). Mais cette politique ne déboucha que sur… l’humiliation délibérée de Washington par Moscou avec l’asile politique accordé par la Russie à Edward Snowden en  2013.
Malentendu
Plus précisément, le thème de la prétendue  » humiliation de la Russie  » recouvre trois sujets qui fâchent. Le premier est l’élargissement de l’OTAN. Il y aurait eu, dit-on, trahison d’une promesse faite à la fin de la guerre froide de ne pas élargir l’Alliance atlantique. Il s’agit là, au mieux, d’un malentendu.
Lors des négociations sur l’unification de l’Allemagne (février  1990), les ministres des affaires étrangères allemand et américain avaient signalé leur disponibilité à limiter l’avancée de l’OTAN vers l’Est, pour prendre en compte les inquiétudes soviétiques. Ce qui fut consacré dans le traité  » 4 + 2  » sur l’unification allemande (pas de forces étrangères sur l’ancien territoire de la RDA).
A l’époque, il était d’autant moins question de l’élargissement de l’OTAN que ni Moscou ni Washington n’envisageaient la dissolution du pacte de Varsovie ! Et croit-on sérieusement que, s’il y avait eu des assurances claires de la part de Bonn et de Washington quant à l’absence d’intégration future des pays de l’Est dans l’Alliance atlantique, Moscou n’aurait pas ensuite insisté pour qu’elles soient formalisées sur le papier ?
Le deuxième sujet de contentieux est la défense antimissile. Que reproche la Russie aux Etats-Unis et à l’OTAN ? De déployer en Europe des systèmes destinés à contrer une menace balistique en provenance du Moyen-Orient, sans affecter la dissuasion russe. Depuis la fin des années 1990, les pays occidentaux ont tout fait pour tenter de rassurer Moscou. D’abord en proposant une coopération bilatérale sur ce thème (qui n’a jamais débouché sur rien, la Russie voulant un droit de veto sur l’emploi des moyens américains).
Ensuite, en réduisant l’ampleur des programmes concernés : M.  Obama a renoncé au déploiement d’intercepteurs fixes en Pologne, plafonné les commandes de ces intercepteurs et annulé la phase IV du programme des intercepteurs mobiles – prétendument la plus  » menaçante  » pour Moscou. Mais rien n’y a fait. Et qu’a fait la Russie pendant ce temps ? Elle a suspendu sa participation au traité sur les forces conventionnelles en Europe, développé de nouveaux missiles offensifs à courte portée à capacité nucléaire, contrairement à ses engagements, et violé le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. De plus, elle considère que nul ne saurait s’offusquer de son propre déploiement d’intercepteurs antimissiles dotés de têtes nucléaires autour de Moscou…
sécurité européenne
La troisième raison est la reconstruction de l’architecture de sécurité européenne. Ici encore, un rappel historique est utile. La Russie a signé avec les pays occidentaux la charte de Paris (1990) et la charte pour la sécurité européenne (1999). Elle est membre, depuis 1994, du Partenariat pour la paix et a été traitée par l’Alliance atlantique comme un partenaire privilégié : élaboration en commun de l’acte fondateur sur la coopération et la sécurité mutuelles en  1997, mise en place du Conseil conjoint OTAN-Russie en  2002…
Lorsque des pays de l’ancien pacte de Varsovie ont souhaité rejoindre l’OTAN à la fin des années 1990, cette dernière a déclaré solennellement et par écrit – là encore pour satisfaire les préoccupations russes – qu’elle ne prévoyait de déployer ni armes nucléaires, ni importantes forces de combat sur leurs territoires. Si l’Alliance atlantique avait souhaité humilier la Russie, elle s’y serait prise autrement. Vladimir Poutine, de son côté, a violé allègrement, en  2014, tous les engagements pris par Moscou dans ces textes…
En vérité, la Russie ne supporte pas que ses anciens satellites aient fait librement le choix de s’inscrire dans l’ensemble occidental. M.  Poutine rêve d’un retour à la doctrine de  » souveraineté limitée  » des années Brejnev, et voudrait avoir un droit de regard sur les décisions de l’Alliance atlantique : c’est le sens de ses propositions sur un nouveau  » traité de sécurité en Europe « . Il n’y a pas lieu de s’étonner que celles-ci – d’ailleurs assez vagues – aient été rejetées.
Comme souvent dans l’Histoire, le thème de l’humiliation est en fait le paravent du revanchisme, et un instrument de mobilisation politique au service d’une stratégie du retour aux sphères d’influence dessinées au mépris de la volonté des nations. Le maintien du dialogue avec la Russie est nécessaire, mais il doit se faire sur des bases saines. Cela passe par le rejet de cette rhétorique inappropriée.
Par Bruno Tertrais
Bruno Tertrais est politologue et maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique
22/11/2014 © Le Monde

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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