Jean-Claude Guillebaud : Ne tuez pas la parole !

TéléObs – 27/11/2014 –
Une rengaine imbécile court les médias depuis quelques mois : il faut, dit-on, réformer la communication politique ! Lundi 17 novembre, sur France 5, notre estimé confrère Christophe Barbier reprenait à son compte la ritournelle. Or, parler ainsi, c’est être à côté de la plaque. La communication, au sens strict du terme, n’est pas à réformer, mais à remettre à sa place, entre la pub pour les lessives et les « éléments de langage » des communicants. Elle n’est qu’un verbiage surjoué, une manigance, une recette pour destituer le seul ingrédient qui fonde véritablement la confiance démocratique : la parole.

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1976663482En réalité, la communication est une tueuse de parole. Le lissage du discours politique concocté par les communicants, en débarrassant celui-ci de sa chair et de son vibrato particuliers, le prive de son épaisseur vivante. Et de son sens. Il profane la singularité fondatrice de la parole. Ainsi dévitalisée, cette dernière n’est plus qu’une langue morte sans réel lien avec la vie des hommes. Point besoin d’être énarque pour comprendre que la crise politique dans laquelle nous pataugeons est directement liée à cet évanouissement emblématique de la parole vraie. Disant cela, on ne se réfère pas seulement aux mensonges vulgaires qui – à droite comme à gauche – disqualifient jour après jour le débat démocratique. On pense aux mille procédés de la tambouille communicante qui, au rebours du rêve alchimiste, transforme l’or précieux de la parole en plomb sans valeur.
Pour mesurer cette perte, songeons à l’impression rafraîchissante autant que joyeuse que produit, de temps en temps, sur les territoires médiatiques et politiques le surgissement d’une parole vraie, reflet d’une pensée vraie. Cette vérité-là devient rare, mais on la reconnaît à la seconde. Or, la détérioration du langage est une question plus essentielle qu’on ne le croit. 
On songe aux écrits du grand polémiste viennois Karl Kraus (mort en 1936). Sévère pour l’inconséquence de la presse de Weimar, il la rendait coresponsable des succès du nazisme. Il écrivait dans son brûlot  » Die Fackel  » (Le Torche) :  » Quand les idées ne sont pas vraies, les mots ne sont pas justes; Si les mots ne sont pas justes, les œuvres n’ont pas lieu;  si les œuvres n’ont pas lieu, la moral et l’art ne vont pas bien; si la morale et l’art ne vont pas bien, la justice ne s’applique pas bien; si la justice ne s’applique pas bien, la nation ne sait pas où elle doit poser son pied ni sa main. Donc ne tolère pas qu’il y ait du désordre dans les mots, tout le reste en dépend. » On ne devrait pas faire joujou avec tout cela.
Jean-Claude Guillebaud, est un écrivain, essayiste, conférencier et journaliste français.

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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