Rue89 24/01/ 2015
Grand observateur des animaux sauvages en pleine nature, l’éthologue Pierre Jouventin a passé cinq années en famille dans un petit appartement avec une louve, en plein Montpellier.
Spécialiste des oiseaux et des manchots, grand observateur des animaux sauvages en pleine nature, rien ne destinait Pierre Jouventin à vivre avec un loup en captivité, qui plus est dans un petit appartement.
Pierre Jouventin dans son bureau à Montpellier, le 8 janvier 2015 (Thibaut Schepman/Rue89)
L’éthologue a pourtant passé cinq années avec une louve, en plein centre-ville de Montpellier, de 1975 à 1980. Aujourd’hui retraité, il a raconté cette histoire longtemps restée secrète dans un livre paru en 2012 : « Kamala, une louve dans ma famille » (Flammarion-NBS, 343 pages, 21 euros).
Pierre Jouventin a donc été à la fois le témoin direct de l’extinction massive des espèces qui est en cours et l’acteur d’une rarissime cohabitation entre un homme et un animal sauvage.
Rue89 : Dans « Kamala, une louve dans ma famille », vous racontez avoir vécu pendant cinq ans avec une louve dans un appartement. Pouvez-vous expliquer comment tout ça a commencé ?
Pierre Jouventin : C’est une histoire de fou, tout à fait involontaire. Je travaillais sur les animaux sauvages dans la nature, uniquement en pleine nature, notamment en Antarctique. Un jour le directeur du zoo de Montpellier, que je connaissais bien, m’a téléphoné et m’a dit : « On va devoir piquer des louveteaux, personne n’en veut ; je sais que votre épouse est une amoureuse des loups, que c’est votre métier, je pense que vous seriez capable de prendre une petite louve. »
L’épouse de Pierre Jouventin avec la jeune louve Kamala (DR)
Je savais que c’était possible d’élever un loup parce qu’il fait partie de ces animaux, comme les oies, qui sont sociaux mais ne découvrent leur espèce qu’en ouvrant les yeux à leur naissance. S’il naît au milieu d’hommes, alors il les prend pour ses parents et donc il les suit, on appelle ça l’imprégnation sociale.
Au début, je ne voulais pas la prendre. D’une part ce n’était pas mon sujet d’étude, d’autre part un loup en captivité c’est loin d’être simple, et en plus mon fils avait peur des chiens. Pour faire plaisir à ma femme, on a fini par accepter et et on s’est retrouvé avec une louve en appartement en plein centre-ville de Montpellier, au deuxième étage.
Ça devait durer quelques semaines avant qu’on emménage dans notre maison, où un grand terrain avec deux enclos enterrés était destiné à la louve. Sauf que les retards dans ma maison et dans mon travail ont fait que ça a duré presque cinq ans. J’ai été obligé de vivre cette histoire de fou. Je suis le premier au monde je crois, et j’espère le dernier, à avoir élevé un loup en appartement. C’était terrible.
Pourquoi était-ce « terrible » ? Qu’est-ce que cela implique au quotidien de vivre aux côtés d’un loup ?
Un loup, ça vous casse un manche à balai avec les dents. Vous ne pouvez pas lutter physiquement avec un loup. S’il vous plaque au sol avec sa patte vous ne pouvez plus bouger. Il a une telle volonté et il est tellement roublard que si vous lui fermez une porte et qu’il veut passer, il la casse. Ce n’est pas comme un chien à qui vous dites « tu fais pas ça ». Mais je connais les animaux grâce à mon métier, et j’ai eu cette chance que ma femme soit très douée avec les animaux donc on a pu s’en sortir.
Ça nous a obligés à vivre en meute avec un loup, j’ai dû me comporter comme un chef de meute. Kamala, elle, n’était pas gênée. Elle était peinarde. C’est pour nous que c’était dur. Par exemple quand un loup se met sur votre lit, si vous voulez dormir il faut trouver une solution pour qu’il s’en aille. Vous ne pouvez pas lui demander de partir, vous ne pouvez pas l’enlever de force.
Si vous n’arrivez pas à le manipuler, vous dormez sur le tapis et c’est tout. Un loup c’est pas un chien, si l’homme a créé le chien c’est pas pour rien.
Vous estimez que le chien descend donc du loup ?
C’est une intuition qui a été confirmée récemment grâce à la recherche génétique. On croyait, à la suite de Lorenz et Darwin, que le chien était un croisement entre un chacal et un loup. Mais ils se sont plantés. L’analyse ADN nous l’a montré, le loup et le chien sont extrêmement proches. Cela confirme que le chien descend du loup mais surtout que c’est l’homme qui a sélectionné les loups les moins agressifs, de génération en génération. Petit à petit, il est arrivé au chien, par sélection.
Ce n’est en fait pas très compliqué à faire, il y a un généticien russe, Dmitri Beliaïev, qui l’a fait avec des renards sauvages ; en huit générations il les a transformés en toutous. Les oreilles tombent, la queue passe en trompette, ils recherchent la présence de l’homme. Bref, on peut dire qu’un chien c’est une sorte d’ado du loup qui ne deviendrait pas adulte. D’ailleurs, on voit qu’il lui manque un tiers de cerveau par rapport à celui du loup.