LE MONDE | 05.02.2015 | Par Alain Frachon
Cette façon d’ériger l’austérité en nécessité expiatrice est contre-productive
Tout était écrit. Il suffisait de lire les journaux. Les bulletins météo disaient la même chose. L’ouragan « Tsipras », du nom du nouveau premier ministre grec, était annoncé depuis longtemps.
Un jour ou l’autre, à la périphérie de la zone euro, l’austérité budgétaire, couplée à la récession qu’elle ne manquerait pas de provoquer ou d’aggraver, produirait un « Tsipras » – aussi sûrement que telle combinaison de cumulonimbus orageux génère un ouragan.
Le premier ministre grec, Alexis Tsipras, au palais de l’Elysée, le 4 février. MARTIN BUREAU / AFP
La première leçon de la crise grecque est qu’elle n’aurait dû surprendre personne. La méthode choisie, sous l’impulsion de l’Allemagne, pour traiter les dettes souveraines dans l’union monétaire devait, inévitablement, amener au pouvoir un parti protestataire, de gauche ou de droite – en l’espèce, on a le plaisir d’avoir les deux, puisqu’Alexis Tsipras, chef de la gauche radicale, s’est allié avec le parti des Grecs indépendants, l’équivalent local du Front national.
26 juin 2014, l’un des pontes de l’économie aux Etats-Unis, Benjamin M. Friedman, professeur à Harvard, boucle, dans la bonne ville suisse de Lucerne, le séminaire de la Banque des règlements internationaux. Sujet : la dette, encore et toujours. Il observe la récession qui mine la zone euro et l’émergence parallèle, un peu partout en Europe, de partis situés à gauche de la gauche ou à droite de la droite. « On n’a pas affaire seulement à une pathologie européenne, on a affaire à une pathologie annoncée », dit-il.
Quand on décide en phase de récession de mener une réduction drastique du budget de l’Etat, couplée à des réformes de structure, qui peuvent peser sur l’activité en attendant de produire leurs effets cinq à dix ans plus tard, on aboutit à cette sorte de cocktail à l’huile de foie de morue : une contraction encore plus prononcée du produit intérieur brut, laquelle, plombant les recettes fiscales, débouche sur le résultat inverse de celui recherché – un accroissement de la dette.
Le club de l’euro a ses règles
En temps de déprime de l’activité, le fantasme de « l’establishment » économique allemand – la croissance tirée par l’austérité budgétaire et par les réformes de structure –, a, jusqu’à preuve du contraire, toujours été ce qu’il est : un fantasme. Le plus faible, le plus mal géré, le plus corrompu, le plus irresponsable des Etats de la zone euro a été touché le premier. Au bout de cinq ans de récession – une chute du PIB de 30 % –, de coupes féroces dans le budget de l’Etat et d’amorce de réformes douloureuses, la dette grecque est passée de 110 % à 175 % du PIB.
Même traitée à des conditions très favorables, celles faites à Athènes, elle pèse encore trop sur ses finances pour que la Grèce puisse investir dans l’avenir. Le pays a le sentiment d’être piégé et d’avoir vingt-cinq ans de misère économique devant lui avant de pouvoir sortir la tête de la Méditerranée. « L’euro a autant besoin de consentement politique que de discipline budgétaire », écrit justement Philip Stephens dans le Financial Times.
La possibilité que la Grèce puisse en temps et en heure rembourser pareille dette relève d’une fiction qui, pour avoir ses mérites, n’a jamais trompé personne, pas même les Allemands. Retour à Lucerne, juin 2014 : « Puisque l’Europe se refuse à accompagner une politique monétaire aujourd’hui heureusement innovante par une politique budgétaire expansionniste, alors le besoin le plus urgent est de restructurer la dette » là où c’est nécessaire, poursuit le professeur Friedman.
Quelle que soit la manière dont on va l’habiller ou l’appeler, cela semble être la solution qui devrait être adoptée dans le cas grec. L’important est d’y venir en expulsant toute considération morale de la négociation – deuxième leçon de la tragédie hellène. Le ton volontiers moralisateur d’Angela Merkel, fille de pasteur luthérien, cette façon d’ériger l’austérité en nécessité expiatrice, est désastreux. Merveille de la langue : en allemand, le même mot, « schuld », veut dire à la fois « dette » et « faute ».
Syriza ne peut ignorer que Mme Merkel défendrait plus facilement au Bundestag un « Grexit » que l’effacement partiel de la dette d’Athènes.