LE MONDE DES LIVRES | 05.03.2015
Indéculottable Assemblée nationale
On ne fait pas de la politique qu’avec des mots et des textes. Il suffit d’entrer au Palais-Bourbon, siège de l’Assemblée nationale, pour voir que le « corps » législatif se coule dans un monde tout en protocole, étiquette et codes (vestimentaires) contraignant des « corps » bien réels.
Tissus de couleur et imprimés sont rares et, quand ils existent, immédiatement renvoyés à une féminité provocante ou offensante. L’ancienne ministre Cécile Duflot en fit l’expérience au début de son mandat : sa robe à motifs fut sifflée en séance. Le corps d’un député doit être neutre, donc masculin, sombre et cravaté.
C’est de cela que parle le livre de l’historienne et sociologue Delphine Gardey, Le Linge du Palais-Bourbon. De cette longue exception française. De l’incroyable résistance de la représentation nationale à la mixité des corps, malgré les vaillants efforts des un(e)s et des autres, malgré la loi sur la parité, malgré les multiples pétitions contre le sexisme ordinaire en politique.
Mais, de cet état des choses tout à fait déplorable, elle parle sous un angle neuf, avec une démarche d’historienne anthropologue, presque de brocanteur. Car on pourrait dire que Delphine Gardey chine et farfouille du sous-sol au grenier, s’intéressant aux objets et aux lieux plutôt qu’aux lois, afin de nous ramener à cette évidence : toute « Chambre », haute ou basse, a un caractère domestique. Le Palais-Bourbon lui-même ne se réduit pas à l’Hémicycle, ce lieu de majesté où l’on entonne l’hymne national ; il occupe un territoire bien plus étendu. Avec ses deux palais, dont celui où loge le président de l’Assemblée, c’est une vraie « maison » que les siècles ont dotée de commis, d’huissiers, d’hommes de maintenance, de chauffagistes, de traditions de toutes sortes et d’un train de vie confortable.
Rapports de classe et de sexe
On sait que le privé est politique, depuis au moins ce magnifique slogan féministe des années 1970, « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? ». Delphine Gardey rappelle, inversement, que la politique, y compris dans ses plus hautes instances, se fabrique dans des « chambres » et que par conséquent le linge, comme réalité (11 draps de maître pour le président en 1898, 11 draps de domestiques, 36 tabliers de cuisine, 480 torchons) mais aussi comme métaphore des rapports de classe et de sexe, n’est jamais loin (« Que du beau linge ! »).
Or le Palais-Bourbon a organisé l’éviction des femmes et le cantonnement des corps populaires, nous apprend-elle, et ce dans le double héritage d’une culture bourgeoise de l’entre-soi masculin – le club – et d’une tradition aristocratique. Il est surprenant de constater en effet à quel point à la Chambre, comme autrefois à la Cour, l’habit fait la fonction (des valets de pied du président aux huissiers de salle) et que, pour les nombreux employés logés sur place, sont édictées de multiples recommandations (linge interdit aux fenêtres, animaux refusés, enfants priés de ne pas jouer dans la cour, etc.) afin d’assurer la « bonne tenue » de l’institution. Outre la masculinité évidente des métiers (« garçons de bureau », « hommes de peine », « garçons de salle »…), dont la charge se transmet le plus souvent de père en fils, le Palais-Bourbon s’est toujours caractérisé par une forte réticence à employer des femmes. Longtemps, seules les lingères travaillaient dans l’enceinte, elles-mêmes recrutées uniquement parmi les épouses et les veuves de fonctionnaires.
Comment concevoir que ce « familiarisme », qui revient à ne tolérer les femmes que dans un rôle domestique, puisse ne pas imprégner les esprits ?
Comment penser que cette culture administrative n’a pas déteint sur la culture politique ? C’est une question de « tessiture », souligne l’auteure, une tessiture particulière dans laquelle la présence des femmes est tout simplement une anomalie.
Cet intérêt pour la « domesticité du politique » conduit l’historienne à des développements sur l’espace symbolique ou sur l’hygiène, toutes ces analyses reposant sur la conviction que nos idéaux démocratiques « prennent corps » et qu’on ne peut les saisir sans rendre compte des formes matérielles dans lesquelles ils se traduisent. C’est plus largement le pari de la collection du Bord de l’eau, « Objets d’histoire », sous la direction de Delphine Gardey et Dominique Pestre, et qu’inaugure Le Linge du Palais-Bourbon : porter attention, dans le sillage des travaux du philosophe Bruno Latour ou de l’anthropologue Philippe Descola, à « ce qu’il faut de matériel pour faire des mondes » et se méfier des frontières posées a priori (nature/culture, humain/non humain…). A cette condition, ces mondes pourront apparaître sous un nouveau jour, et porter à l’avenir, qui sait, des habits neufs.
Le Linge du Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l’ère démocratique, de Delphine Gardey, Le Bord de l’eau, « Objets d’histoire », 260 p., 22 €.
Julie Clarini Journaliste au Monde