LE MONDE CULTURE ET IDEES | 12.03.2015
Restaurer le patrimoine, jusqu’où ?
Faut-il restituer la flèche manquante de la basilique de Saint Denis ou, au contraire, laisser l’édifice en l’état ? Deux écoles de pensée s’affrontent.
« Je regrette qu’on ne parle jamais des projets de restauration en général. L’opinion n’est pas mêlée à cela, et c’est dommage » Jacques Moulin, architecte en chef des monuments historiques.
Faut-il reconstruire la partie manquante ? Redonner à ce site son apparence d’origine ? Ou, au contraire, laisser l’édifice en l’état ? Derrière ces questions d’apparence bénigne, ce sont deux conceptions diamétralement opposées qui s’expriment, à l’heure où le ministère de la culture prépare une nouvelle loi sur le patrimoine.
La querelle autour de la « restitution » de la flèche, c’est le terme consacré, ne date pas d’hier. On peut même dire qu’elle remonte à sa déposition par l’architecte François Debret (1777-1850), alors chargé de la restauration de la basilique. Considéré comme une autorité en son temps, Debret avait repensé la façade occidentale, réaménagé l’intérieur très endommagé par la Révolution, et consolidé la flèche affaiblie par la foudre. Mais voilà qu’en 1845, une tempête secoue de nouveau la construction, haute de 81 mètres (le roi pouvait, dit-on, l’apercevoir depuis les terrasses de Saint-Cloud). L’architecte décide de la démonter, non sans avoir au préalable réalisé un véritable travail de maquettiste. Il numérote les pierres, dessine les moindres détails, répertorie le plus petit piton, la plus modeste
Non seulement la basilique est classée monument historique, mais elle appartient à l’Etat, seul habilité à donner une autorisation de travaux
Son objectif : reconstituer l’ensemble à l’identique en le consolidant, comme il était d’usage à l’époque. C’était compter sans la hargne d’un autre architecte, jeune loup du patrimoine aux ambitions agressives. Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) accuse à hauts cris son confrère d’avoir utilisé des pierres trop lourdes. Dénigré, lâché par les politiques, Debret finit par démissionner, laissant la flèche en miettes, et ses plans dans des cartons.
Tombeau de Dagobert Ier, XIIIe siècle, restauré au XIXe siècle.
Le temps passe, la ville de Saint-Denis bascule à gauche, mais ses édiles ne se désintéressent pas de ce monument, tout clérical et teinté de monarchie soit-il. Dès le milieu des années 1980, le maire communiste Marcellin Berthelot s’empare du projet de restitution de la flèche, destiné à valoriser cette basilique située en plein cœur de la ville. Il le soumet à Jack Lang, qui ne dit pas non, mais pas vraiment oui non plus. L’affaire traîne, les plans restent en plan.
Un chantier peut devenir un spectacle en lui-même
Son successeur, Patrick Braouezec, reprend le flambeau, mais la construction du Stade de France va vite mobiliser toutes les énergies. Il n’empêche, l’idée a la vie dure. Devenu président de la communauté d’agglomération Plaine Commune, M. Braouezec relance la machine en 2012, avec celui qui l’a remplacé à la tête de la ville, Didier Paillard. Les deux hommes constituent un comité de soutien pleinde noms prestigieux, l’écrivain Erik Orsenna en tête, et sollicitent les services du patrimoine. Car non seulement la basilique est classée monument historique, mais elle appartient à l’Etat, seul habilité à donner une autorisation de travaux.
Le projet, estimé à 50 millions d’euros, consiste à rendre la flèche à la basilique, et aux Dyonisiens, sans qu’il en coûte un sou à l’Etat. Comment ? En lançant un chantier école ouvert au public, et en utilisant des techniques anciennes. Les partisans de la restitution s’inspirent des expériences menées au château médiéval de Guédelon, dans l’Yonne, ou sur la frégate l’Hermione, à Rochefort (Charente-Maritime) : un chantier peut devenir un spectacle en lui-même et s’autofinancer en partie, grâce aux curieux qu’il attire.
« Au moment où l’on cherche des sujets d’unité nationale, ce projet serait fédérateur » Patrick Braouezec, président de la communauté d’agglomération Plaine Commune.
Pour le reste, le comité dit avoir trouvé des mécènes. D’une pierre deux coups, donc. « Ce qui nous intéresse, au-delà de la restitution de la flèche, souligne Patrick Braouezec, ce sont les possibilités d’insertion que peut offrir une telle entreprise pour le travail du vitrail, du bois, de la pierre, de la ferronnerie. Au moment où l’on cherche des sujets d’unité nationale, ce projet serait fédérateur. »
Oui, mais le propriétaire ne l’entend pas de cette oreille. « Notre principal obstacle, soupire M. Braouezec, c’est l’Etat. » Aurélie Filippetti avait dit plutôt non, Fleur Pellerin plutôt rien du tout. A la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d’Ile-de-France, qui gère la basilique, on fait savoir que la question n’est « pas d’actualité ».
« Un palimpseste archéologique »
Les mauvaises langues soupçonnent l’administration du patrimoine, milieu réputé fermé, de bouder un projet qui n’est pas le sien. Mais ce sont d’abord des écoles de pensée qui s’affrontent. Ou plutôt, des doctrines, enracinées dans la tradition française presque aussi profondément que les fondations de la basilique elle-même. D’un côté, ceux qui veulent retrouver l’état d’origine d’un bâtiment, sur une ligne défendue en son temps par Viollet-le-Duc. De l’autre, ceux qui voient dans un monument ce que l’historien de l’architecture Alexandre Gady appelle « un palimpseste archéologique » : la somme des traces que le temps a laissées sur lui.
Ce qui est en jeu, à Saint-Denis, c’est la question de l’authenticité. Les spécialistes qui voient dans la reconstitution de la flèche un geste hérétique sont les tenants d’une vision archéologique du patrimoine. Ils s’inscrivent dans une longue histoire française et, au-delà, européenne. Le document fondateur de cette doctrine est la charte de Venise, un traité international signé en 1964.
« Un monument a une vie, et ses manques en font partie »
Après les délires interventionnistes du XIXe siècle, et notamment ceux du très imaginatif Viollet-le-Duc, l’idée fit son chemin qu’il fallait regarder les monuments du passé comme des objets sur lesquels le temps a fait son œuvre. Donc, s’intéresser à toutes leurs strates et les conserver, plutôt que d’essayer de reconstituer un hypothétique état d’origine. « Au fond, l’état d’origine, c’est quoi ? La forêt du quaternaire ? ironise Alexandre Gady, qui préside la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France. L’état le mieux documenté, c’est l’état actuel. »
La timidité de l’Etat serait liée à cette vision des choses. Une « position doctrinale sage », pour Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux qui exploite le parcours de la nécropole royale de Saint-Denis. « Si l’on s’engage dans la reconstruction, où seront les limites ? » interroge-t-il. Car les fantasmes ne manquent pas : dans les années récentes, d’autres projets ont été défendus, notamment celui du château de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), détruit en 1870, ou du palais des Tuileries, incendié en 1871. Tous deux refusés par le ministère de la culture. « Un monument a une vie, et ses manques en font partie, estime Jean-Pascal Lanuit, directeur adjoint de la DRAC d’Ile-de-France, qui gère l’édifice et consacre beaucoup d’efforts à la rénovation de la façade. La disparition de la flèche est intéressante, elle doit être respectée. »

Pour les opposants, le fait de reconstituer la flèche reviendrait à gommer l’histoire. Ou du moins, estime M. Gady, à la manipuler. « Ce serait un mensonge, » soutient-il. La règle souffre cependant des exceptions : un bâtiment démoli peut être reconstruit s’il l’est sur-le-champ.Ce fut le cas du Parlement de Bretagne, à Rennes, et du château de Lunéville, en Lorraine, respectivement ravagés par des incendies en 1994 et 2003. Tous deux ont fait l’objet de gros travaux.
De nos jours, les reliques de saint Denis sont toujours conservées dans une châsse placée dans le chœur haut de la basilique.
Un monument peut aussi être restauré au jour le jour, une pierre changée par-ci par-là, une écaille rattrapée dans la peinture, mais c’est une autre histoire. Bien malin qui pourrait, par exemple, retrouver des pierres d’origine dans les châteaux de la Loire, construits en tufeau. Quand il s’agit de reconstruction, en revanche, le temps n’est pas un allié – au moins en France. Au bout d’un certain nombre d’années, les matériaux ont disparu, l’œil s’est habitué. Ne pas arbitrer entre différents états serait la meilleure manière de ne pas se tromper. « Depuis plus d’un siècle et demi, la basilique de Saint-Denis est vue comme cela, décrite comme cela, peinte comme cela », observe Alexandre Gady.
Les mécènes eux aussi veulent rêver
« Dysneylandisation » rampante
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