Russie – Soixante-dixième anniversaire de la victoire alliée dans la seconde guerre mondiale

LE MONDE | 03.05.2015 |
A l’Est, l’Histoire emportée par la politique
A trop vouloir se servir de la « grande guerre patriotique », Vladimir Poutine s’est brûlé les ailes
alemondecarton-d-invitation-aux-ceremonies-du-70e_b7Graphiquement, l’invitation est très belle. Rouge, comme il se doit, avec au centre, une cocarde d’or frappée de la faucille et du marteau et cette inscription, en cyrillique : « Guerre patriotique, 70 ans ». Au verso, s’alignent les noms des ambassadeurs de six pays qui se sont associés à celui de la Russie, à Paris, pour célébrer le soixante-dixième anniversaire de la victoire alliée dans la seconde guerre mondiale. A Moscou, la victoire est commémorée le 9 mai. Pour la commodité, la réception à Paris aura lieu le 5 mai.
Politiquement, le message est plus compliqué. Les six pays (Arménie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Biélorussie) qui ont accepté de co-célébrer l’événement avec la Russie à Paris sont, en quelque sorte, des rescapés de l’ex-URSS : le 9 mai 1945, l’Union soviétique victorieuse comptait 15 républiques. Depuis, les sept autres, si l’on accorde le bénéfice du doute au Kirghizistan qui aurait peut-être fait partie de la fête mais n’a pas d’ambassade en France, ont pris un autre chemin. Les trois républiques baltes sont aujourd’hui membres de l’OTAN, de l’UE et de la zone euro. La Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine ont signé en 2014 un accord d’association avec l’UE. Quant au Turkménistan, il arrive à son satrape de prendre ses distances avec Moscou.
A elle seule, cette invitation symbolise les risques qu’encourent les leaders politiques à vouloir jouer avec l’Histoire. En cette année de commémorations, deux dirigeants, Vladimir Poutine et Shinzo Abe, l’apprennent à leurs dépens dans des registres pourtant opposés, l’un à la tête d’un pays vainqueur, l’autre d’un pays vaincu.

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Sur la Place Rouge, samedi 9 mai, la participation de 16 000 soldats au défilé pharaonique prévu pour marquer la mémoire de la « grande guerre patriotique » ne masquera pas les trous dans la galerie des VIP. Quelle différence avec le soixantième anniversaire, en 2005 ! Tout le monde, ou presque, était là, aux côtés du président Poutine : George W. Bush, Jacques Chirac, Gerhard Schroeder, le chinois Hu Jintao, le japonais Junichiro Koizumi, le polonais Aleksander Kwasniewski... au total, une bonne cinquantaine de dirigeants. Boudant dans leur coin, les mauvais joueurs de Lituanie, d’Estonie ou de Géorgie étaient passés inaperçus.
Cette année, en revanche, malgré quelques belles prises (le chinois Xi Jiping, l’indien Narendra Modi), c’est surtout l’absence des Occidentaux et de bien d’autres qui sera remarquée : sur 68 invitations lancées, on frise pour l’instant péniblement les 30 participants. Encore était-ce avant la défection du leader nord-coréen Kim Jong-un, retenu chez lui par des « affaires intérieures » – quelque bataille électorale acharnée, sans doute. Un an après l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine et son mépris du droit ne font plus recette. Même les amis hongrois éviteront le déplacement et à Prague, les velléités de participation du président Milos Zeman ont provoqué une mini-crise politique. En juin 2014, François Hollande arrivait encore à justifier la présence du chef de l’Etat russe à l’anniversaire du débarquement en Normandie. Un an plus tard, la politique a emporté l’Histoire. A trop vouloir se servir de la « grande guerre patriotique », M. Poutine s’est brûlé les ailes.
shinzo-abe-flag_previewLe premier ministre japonais lui, se trouve dans la situation inverse : il voudrait faire oublier l’Histoire. A la veille d’une importante visite aux Etats-Unis, où il a été, le 29 avril, le premier chef de gouvernement japonais à intervenir devant les deux chambres du Congrès réunies, il a confié au Wall Street Journal sa lassitude de devoir regretter, à chaque déplacement, le rôle de son pays pendant la deuxième guerre mondiale. Cette attitude « en vigueur depuis 70 ans, notamment dans l’éducation », a généré « un manque de fierté » chez les Japonais qui sont aujourd’hui « incapables de s’affirmer ». Elle a aussi favorisé « une passivité face aux réformes » qui handicape sérieusement le réformateur que veut être Shinzo Abe, l’homme par lequel le Japon, même pacifiste, doit redevenir grand et fort.
Jouant obstinément sur les mots à l’approche du 70e anniversaire de la fin de la guerre qui, dans le Pacifique, est célébré en août, M. Abe veut bien parler des « remords » des Japonais, mais on ne lui fera pas prononcer le mot « excuses ». Celui-là a été formulé en bonne et due forme pour le 50e anniversaire par son prédécesseur Tomiichi Murayama, il y a souscrit et c’est bon. En Australie il y a un an, M. Abe a bien voulu évoquer son « humilité face aux horreurs de l’Histoire » et a présenté, au nom du Japon, ses « condoléances aux nombreuses âmes qui ont perdu la vie ». A Bandung, en Indonésie, le 22 avril, pour le 60e anniversaire de la naissance des non-alignés, il a dit les « sentiments de profond remord » de son pays. Mais à Washington, il a fait « le service minimum », selon Robert Dujarric, directeur de l’institut des études asiatiques contemporaines à l’université Temple, à Tokyo, en saluant à nouveau « les âmes » mortes et en reconnaissant « la souffrance causée aux pays d’Asie », sans aller plus loin.
« De toutes façons, on ne s’excusera jamais assez », plaident les diplomates japonais qui, face aux revendications répétées de Pékin et de Séoul, ont l’impression d’avoir satisfait aux exigences de la morale. Sans doute. Le problème, c’est qu’il ne s’agit plus de morale, mais de politique. « Si Abe était Bismarck, dit Robert Dujarric, il comprendrait qu’il faut en faire plus ». Mais pas plus que Poutine, Abe n’est Bismarck. En Asie aussi, la politique bouscule l’Histoire.
Merci aux lecteurs qui ont offert des explications à l’indifférence à la crise des migrants en Méditerranée, comparée à celle des boat people d’Asie du sud-est. J’y reviendrai dans une prochaine chronique.
Sylvie kauffmann-sylvie-editorialistes-2_17f5de4478d115c2b71c8033e49b6210copyrightSylvie Kauffmann  Journaliste au Monde

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Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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