Le cercle psy – 19/05/2015 -Propos recueillis par Jean-François Marmion
Manipulateur médiatique repenti, il dénonce les dérives de l’information sur les sites web américains. En matière de buzz, les grosses ficelles psychologiques semblent les plus efficaces… Ryan Holiday, un maestro de la manipulation du net, se confesse et révèle les techniques douteuses des mercenaires des blogs.
Croyez-moi, je vous mens – Confessions d’un manipulateur des médias de Ryan Holiday (Globe), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Morice, 395 pages, 21,50 €
Pour parvenir à manipuler les grands sites d’information, une de vos règles de base, paradoxale, est qu’il faut d’abord cibler les tout petits.
En effet, il faut procéder par effet boule de neige en visant des petits blogs, dont les « informations » extrêmes, imprécises et sujettes à controverse seront reprises par de plus gros, et ainsi de suite. Aux États-Unis, quasiment 100 % des journalistes utilisent des blogs pour trouver leurs infos : or la majorité de ces sites n’ont pas pour objectif de générer de la confiance avec le lecteur et de durer 100 ans comme le New York Times, mais de devenir viraux le plus vite possible par n’importe quel moyen. Ils doivent à tout prix générer du trafic et des revenus publicitaires pour être revendus. Il existe bien sûr d’autres moyens d’utiliser Internet pour créer de la fausse information : falsifier Wikipédia ou payer des twittos pour qu’ils tweetent ce qui vous arrange, par exemple. Je l’ai très souvent fait.
Vous écrivez que pour attirer les lecteurs, il faut qu’un titre se résume à une question qui serait un mensonge sans son point d’interrogation. On se souviendra de lui sans sa ponctuation, de toute façon…
Si vous voyez une question dans un titre racoleur, la réponse est toujours « non ». Sinon, on ne la mettrait pas en titre. Les auteurs trompent délibérément le public, parce qu’ils savent qu’il faut l’attirer indépendamment de la qualité de l’article. Si les lecteurs payaient pour le lire, ils seraient furieux et demanderaient qu’on les rembourse. Mais pour un article gratuit, quel est le recours ? On ne peut pas annuler un clic. Il y a un bouton « like » sur Facebook, pas « unlike ». Le problème est donc : comment accumuler un maximum de clics, pour rassurer les annonceurs et faire prendre de la valeur marchande au site ?
Quelle est, d’après vous, la plus incroyable manipulation à laquelle ait donné lieu Internet ?
Le plus frappant, ce n’est pas un événement en soi ni même les thèses complotistes à propos de l’assassinat de Kennedy ou du 11 septembre, mais c’est la façon dont tout cela fonctionne au quotidien, avec des millions de petites manipulations et de petits mensonges permanents et intraçables. Les gens font confiance à des auteurs non qualifiés pour leur dispenser l’information, et personne n’est surpris que des individus comme moi prennent les médias à leur propre piège. Il n’y a rien de plus commun que tenter de les manipuler. Ce qui est étonnant, en revanche, c’est que les médias ne font quasiment rien pour l’empêcher, et que ça ne choque personne ! Si en l’occurrence un type se fait cent mille dollars en créant un buzz bidon sur le Web, beaucoup auront tendance à penser : « Bien joué ! » On est presque content pour lui. Et les grands médias, en toute connaissance de cause, auront participé.
Peut-être que les gens acceptent de se faire manipuler pourvu qu’ils passent un bon moment et que les apparences soient sauves, qu’ils ne se sentent pas humiliés par le procédé ?
Le public a certainement du goût pour le sensationnel, et dans le fond, en effet, on est souvent satisfait de se faire avoir. Sauf si la manipulation est de nature politique. Mais ce qui est intéressant, c’est que certains des actes les plus répréhensibles commis par un gouvernement s’accompagnent du silence des médias.
Dans le film Des hommes d’influence, Robert de Niro et Dustin Hoffman inventent une guerre américano-albanaise qui n’est qu’un écran de fumée médiatique. À vous entendre, ça n’aurait rien d’impossible…
C’est exactement ce que font les États-Unis avec l’Irak, en 2003 ! Dick Cheney fait fuiter une info à un journaliste du New York Times, puis il va la démentir à la télévision. Le vice-président attire ainsi l’attention sur une pseudo information. Toutes les conversations se portent sur elle, et surtout, tous les éditoriaux. Le tour est joué ! Si je peux moi-même inventer de toutes pièces une histoire pour une campagne publicitaire, pourquoi un politicien n’inventerait-il pas une histoire à propos d’un rival, ou un gouvernement à propos d’un autre ?
Comme des prophéties auto-réalisatrices, où les histoires inventées par les médias deviendraient vraies ?
Oui, et ce qui est effrayant, c’est la quantité de décisions importantes basées sur des informations incorrectes ou manipulées. Si une histoire se propage à propos de problèmes rencontrés par Apple, les actions d’Apple vont baisser parce que les gens vont la croire. Le monde bidon influence le monde réel. Et ça, c’est terrible. Malgré la couverture médiatique, nous n’avons aucune idée de ce qui se passe réellement entre les États-Unis et la Corée du Nord, par exemple. Un événement nous fascine pendant deux semaines, et puis on l’oublie complètement pour passer à autre chose. Nous nous souvenons peut-être des gros titres, mais la véritable nature de l’événement, ses conséquences réelles, les conclusions à en tirer, nous échappent. Personne n’arrive à se mettre d’accord sur le sujet, alors que tout le monde en a parlé.
Rien n’empêche d’utiliser aussi ces techniques pour une noble cause ?
On pourrait en effet se demander comment montrer aux gens des choses plus positives. Mais le monde est si compliqué, avec tellement de problèmes, que je ne suis pas sûr qu’il soit plus utile d’exagérer le positif que le négatif. Ça n’aidera pas à trouver des solutions. De toute façon un article en ligne ne doit pas présenter quelque chose de vrai ni faux, de positif ni de négatif, mais qui incite à cliquer sur un lien ou regarder un programme.
Les choses ne peuvent qu’empirer, alors ?
J’aurais voulu terminer mon livre sur des solutions, mais je ne pense pas qu’il en existe. Il faut voir le positif et le négatif, là encore : la situation va empirer pour ceux qui continuent à ne consulter que de mauvais sites, mais il sera toujours possible de trouver des articles de qualité sur des grands sites payants comme celui du New York Times. Et les yeux de certains commencent à se dessiller.
Finalement, votre propos est assez philosophique : nous nous racontons des histoires sur le monde, qui parfois deviennent vraies. Mais où est la vérité, et d’ailleurs qui s’en soucie ?
Personne, je le crains ! J’ai justement écrit ce livre parce que j’avais sur le fonctionnement des médias une perspective irremplaçable, et que je voulais tirer la sonnette d’alarme en tournant la page. Au tout début, je n’étais qu’un pauvre type assis derrière mon clavier, mais une fois que vous avez vu que le roi est nu, et comment fonctionne le système, vous avez envie d’y imprimer votre propre griffe. J’y suis arrivé si vite que j’ai pu me réveiller un jour et me dire que ce n’est pas ce que je voulais faire de ma vie.
Mais doit-on vous voir comme un sauveur ou un escroc ?
À la sortie du livre, beaucoup m’ont dit : « Oh, mais qu’avez-vous fait ! » À quoi je peux répondre : « Et vous, qu’est-ce que vous faites face à ce problème ? » Qui essaie de prévenir le public ? Moi, au moins, j’ai tenté de le faire avec mon livre. C’est un best-seller traduit en plusieurs langues, et le public apprécie. Or les médias, pas du tout ! J’aurais dû m’attendre à ce qu’ils détestent le message, et donc qu’ils tirent sur le messager. Mais ils préfèrent ne pas en parler, ou prétendre qu’il n’y a pas de problème. Quand j’ai révélé de tels procédés, on m’a répondu : « Et alors ? Où est le mal, si on relaie ces fausses histoires ? » Le mal, c’est qu’ils transforment des rumeurs ou des campagnes d’autopromotion en information. Les plus grands manipulateurs médiatiques, ce sont les médias eux-mêmes !
Il existe bien des médias qui accomplissent un travail sérieux !
Oui, mais comment peuvent-ils faire le poids face au sensationnalisme et à l’exagération de médias sans scrupules beaucoup plus nombreux qu’il y a dix ans, prêts à passer la réalité par pertes et profits ? Pour attirer l’attention des gens, une information sérieuse doit se battre contre toutes les autres, et se voir préférer à une pornographie accessible en un clic sur son téléphone. Il existe même des algorithmes écrivant des articles à la place des journalistes.
Que devrais-je faire pour que votre interview génère un maximum de buzz sans me faire manquer à la déontologie ?
Il vous faut un titre qui verse dans l’extrême, qui oblige les internautes à cliquer pour en avoir le cœur net, ainsi qu’une photo choc. Le texte devra être bref, parce que les gens n’auront pas le temps de le lire en entier. Résumez tout en quelques points, pas de grandes phrases ni de paragraphes. N’ayez pas peur de fâcher les lecteurs, ou de les attendrir avec de la guimauve.
Donc, même pour un texte de qualité, il faut un emballage grossier.
C’est tout à fait ça. Ceux qui écrivent pour le Web se réveillent le matin en ne songeant pas à des considérations de morale ou de qualité, mais au nombre de clics…
12 Indices pour démasquer un manipulateur
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1. Il ne supporte pas la critique et nie même les évidences.
2. Il utilise les principes moraux des autres pour assouvir ses besoins (notion d’humanité, de charité chrétienne)
3. Il mise sur l’ignorance des autres et fait croire à sa supériorité (études, diplômes).
4. Il met en doute les qualités, la compétence, la personnalité des autres; il critique sans en avoir l’air, dévalorise et juge son prochain (raillerie, humour dévalorisant l’autre).
5. Il sait se placer en victime pour qu’on le plaigne.
6. Il reporte sa responsabilité sur les autres ou se démet de ses propres responsabilités.
7. Il ignore les véritables demandes (même s’il dit s’en occuper).
8. Il menace de façon déguisée ou fait un chantage ouvert (menaces ou malédiction divine).
9. il utilise très souvent le dernier moment pour demander, ordonner ou faire agir autrui.
10. Son discours paraît logique ou cohérent alors que ses attitudes, ses actes ou son mode de vie répondent au schéma opposé.
11. Il prêche le faux pour savoir le vrai, déforme, interprète.
12. Il nous fait faire des choses que nous n’aurions probablement pas faites de notre propre gré.