Le traité transatlantique (Tafta) a été ajourné le 10 juin. En Amérique du Sud, ses tribunaux arbitraux se livrent à un terrorisme économique

L’âge de faire – journal alternatif – été 2015 – Nicolas Bérard

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Le traité transatlantique (Tafta) prévoit la mise en place de tribunaux chargés de juger les différends entre investisseurs et États. En Amérique latine, ces instances ont fait tant de ravages que plusieurs pays préfèrent annuler leurs accords bilatéraux autorisant d’y avoir recours.

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Grand marché transatlantique (GMT) négocié entre les États-Unis et l’Union européenne, Accord économique et commercial global (CETA) signé en septembre 2014 entre les Vingt-Huit et le Canada, Accord sur le commerce des services (ACS) discuté en catimini par une cinquantaine d’États, Accord de partenariat transpacifique (APT) : après une décennie de blocage sous la pression des pays du Sud et des mobilisations, une nouvelle vague de libéralisation des échanges se forme. L’apparente technicité du sujet masque l’importance des enjeux : si ces projets devaient aboutir, la vie quotidienne de plus d’un milliard d’individus s’en trouverait bouleversée.
Le 10 juin, doutant d’obtenir une majorité favorable sur la résolution sur le traité transatlantique (Tafta), le président du Parlement européen, Martin Schultz, a préféré ajourner le vote. Principal point de discorde : les tribunaux arbitraux, à travers lesquels les investisseurs peuvent attaquer des États s’ils s’estiment lésés. L’aile droite du parlement y tient dur comme fer. L’aile gauche ne veut pas en entendre parler. Comme l’explique Maxime Vaudano dans Docteur TTIP et Mister Tafta (1), « le mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats, souvent désigné par son sigle anglais ISDS (Investor-State Dispute Settlement), fait la synthèse de toutes les craintes associées au Tafta/TTIP : une remise en cause des normes votées par les instances démocratiques, un trop grand pouvoir donné aux entreprises privées et une diminution de la marge de manœuvre des États pour gouverner. »
L’Uruguay attaqué pour ses lois antitabagisme
Ces tribunaux, en effet, supplantent le système judiciaire des pays signataires et, parfois, les choix démocratiques des populations. En la matière, l’Amérique latine, bardée d’accords bilatéraux, en connaît un rayon : les pays qui la composent sont les plus attaqués du monde. L’Uruguay, par exemple, est actuellement sous le coup d’une procédure lancée par le cigarettier Philip Morris. Car le siège de ce dernier se trouve à Lausanne, et l’Uruguay a signé un traité de protection des investissements avec la Suisse. Or l’Etat uruguayen a décidé de lancer un plan de lutte contre le tabagisme… Ni une ni deux, le cigarettier porte l’affaire devant un tribunal arbitral, réclamant 22 millions d’euros de dédommagement à ce petit pays de 3,3 millions d’habitants.
C’est plutôt l’Uruguay qui devrait faire un procès à Philip Morris pour sa responsabilité dans 15 à 20 % des 6 000 morts par an causées par la cigarette ! s’époumone Eduardo Bianco, directeur régional de l’Alliance pour la Convention-cadre de l’OMS (Organisation mondiale pour la santé) pour la lutte antitabac (2)
L’affaire n’a pas encore été tranchée, et il serait faux d’affirmer que le tribunal arbitral donnera à coup sûr raison à l’industriel : sur 274 décisions d’arbitrage recensées entre 1987 et 2013, les États ont obtenu gain de cause dans 43 % des cas. Il n’empêche qu’en menant cette action, Philip Morris envoie un message à tous les autres pays ayant des traités de protection des investissements avec la Suisse : ceux qui voudront lutter contre le tabagisme s’exposent, de la même façon, à un risque de procès dont on ne connaîtra l’issue que dans plusieurs années.
Le social contre les bénéfices
Si les États peuvent être condamnés pour avoir pris des mesures d’ordre sanitaire, ils le sont aussi lorsqu’il s’agit de mesures sociales. Ainsi, le Guatemala a été attaqué par deux géants de l’énergie pour avoir plafonné les tarifs de l’électricité à un prix inférieur à celui du marché. Mystère des tribunaux arbitraux, composés d’uniquement trois membres : le premier tribunal a donné raison à l’État guatémaltèque ; le second l’a condamné à verser 21,1 millions de dollars à l’investisseur floué…
Ce n’est pas un hasard si le Venezuela de feu Hugo Chavez, rompant radicalement avec l’orthodoxie économique, est l’un des pays les plus attaqués au monde, avec pas moins de 36 procédures en cours. L’Argentine est le seul pays qui en compte encore plus : 53 plaintes en instance de jugement, dont une quarantaine ont été déposées suite à la crise financière qui avait mis le pays au bord de la faillite à la fin des années 90. Pour faire face à cette situation sans précédent, les dirigeants d’alors avaient pris quelques mesures d’urgence, comme le gel du prix de l’eau, ou l’encadrement de certains prix. Mais le social n’intéresse guère les investisseurs… Une dizaine de plaintes ont déjà abouti, l’État argentin cumulant déjà 430 millions de dollars de condamnations (3). En attendant que les autres soient tranchées…
Plusieurs pays annulent leurs accords
L’Equateur commence aussi à très bien connaitre les tribunaux arbitraux : suite à un différend avec la compagnie pétrolière américaine Oxy – qui n’avait pas respecté les clauses de son partenariat –, l’Etat équatorien a décidé, en 2006, de rompre le contrat et de saisir tous les biens que possédait l’entreprise dans le pays.
Dans leur verdict, rendu en 2012, les trois arbitres de l’affaire reconnaissent les torts d’Oxy, tout en jugeant la réaction de l’Equateur « disproportionnée »Maxime Vaudano. L’État a donc été condamné à verser à Oxy la bagatelle de… 1,77 milliards de dollars, un record.
L’année suivante, un autre tribunal arbitral va de nouveau se prononcer contre l’Équateur. La justice du pays avait, en effet, infligé une amende de 18,1 milliards de dollars à la compagnie pétrolière Texaco, pour avoir pollué d’immenses étendues de la jungle amazonienne durant les années 1970 et 1980. Mais un tribunal arbitral, saisi par Texaco, va tout simplement annuler cette amende. L’Etat équatorien a finalement décidé de prendre une mesure radicale : annuler tous ses partenariats incluant la possibilité de recours à des tribunaux arbitraux, et inscrire dans la Constitution que le recours à l’ISDS est illégal. L’Argentine, la Bolivie, le Venezuela ont décidé de suivre le même chemin.

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1- Docteur Ttip et mister Tafta – que nous réserve vraiment le traité transatlantique Europe/Etats-Unis ?, de Maxime Vaudano, éd. Les petits matins, 150 pages, 12 euros.
2- Cité dans le journal La Croix.
3- Libre échange, la déferlante, Manière de voir n° 141, juin-juillet.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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