LE MONDE | 13.09.2015
Un monastère dernier rempart contre Daech
Des dizaines de familles chrétiennes ont trouvé refuge à Mar Matta, le plus ancien monastère d’Irak, après la chute de Mossoul, en juin 2014. Aujourd’hui, l’édifice religieux perché dans les montagnes continue de résister à l’Etat islamique
Sept aigles tournoient dans l’azur. Voient-ils Mossoul ? La capitale irakienne du groupe Etat islamique (EI) n’est qu’à une trentaine de kilomètres. Perché à flanc de montagne, Mar Matta, le plus ancien monastère d’Irak, domine la plaine de Ninive.
Ce nid d’aigle syriaque orthodoxe, fondé au IVe siècle par l’ermite Mathieu, a survécu aux empires perse et ottoman, aux envahisseurs mongols et aux conquêtes kurdes. Aujourd’hui, la menace vient de Daech (acronyme arabe de l’Etat islamique). Pourtant, l’endroit résiste grâce à cinq moines et deux familles de Mossoul qui refusent de quitter les lieux.
Gazouillis d’oiseaux, froissement d’ailes des pigeons du clocher. Et tirs de mitrailleuse lourde au loin. Le front contre l’EI est à moins de 5 kilomètres. Assez près pour entendre les bombardements et sentir l’odeur des incendies provoqués par les frappes aériennes de la coalition internationale. Il faudrait moins d’un quart d’heure aux djihadistes pour gagner le monastère si les lignes des combattants kurdes peshmergas s’effondraient.
C’est néanmoins ici que des dizaines de familles chrétiennes – plus de 300 personnes – ont trouvé refuge après la chute de Mossoul en juin 2014. En quelques jours, ce lieu de pèlerinage et de tourisme, fréquenté en son temps par Saddam Hussein, qui ne dédaignait pas venir se reposer ici – on voit encore la piste d’hélicoptère du dictateur déchu –, est devenu un abri pour réfugiés. Pendant près de deux mois, la vie s’est ainsi organisée à Mar Matta. » Regarde, là c’était ma chambre, et à côté, il y avait mon oncle et ses enfants « , indique Salah, un gaillard au crâne rasé. Il a quitté le monastère depuis près d’un an, mais revient en visite dès que l’occasion s’en présente.En ce jour de juin, il a servi de chauffeur au Père Youssef, un prêtre de Mossoul lui aussi réfugié ici pendant deux mois. Barbe de neige et soutane noire, la soixantaine bien tassée, le Père Youssef réside désormais à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, mais il revient presque chaque mois à Mar Matta. Dès qu’il arrive, après une rapide prière, il part inspecter l’armoire à pharmacie : il est aussi docteur en néphrologie, la spécialité des maladies des reins.
Mar Matta se trouve dans le djebel Maqloub – littéralement la » montagne à l’envers « , également appelé djebel » Alfaf « , un mot syriaque qui signifie » milliers « , en raison des nombreux ermites et moines qui y vivaient. Une montagne aride et escarpée, parsemée par endroits d’oliviers et d’arbres à petits fruits rouges. C’est âpre, amer, pas encore mûr. A tous ces arbres, des morceaux d’écorces accrochés aux branches : des vœux.
Depuis les fenêtres et le toit, on distingue, toute proche, la colline de Bashiqa, derrière laquelle commence le califat de l’EI. Est-ce dû à la position en hauteur du monastère ? Ou au calme qui règne dans ses murs ? Malgré la proximité de la guerre, on s’y sent en sécurité. Tous ont pourtant déserté les lieux le 6 août 2014, lorsque l’EI a effectué une percée fulgurante dans la plaine de Ninive, prenant Bashiqa, Bartella, Karakosh, et ne s’arrêtant qu’à quelques kilomètres de Mar Matta.
» C’est ici qu’on s’est dit adieu «
» Le 6 août, dès le matin, c’était étrange, se rappelle le Père Youssef. On apercevait beaucoup de voitures de civils qui fuyaient en direction du Kurdistan. » Puis ce furent les voitures des peshmergas. Il était onze heures du soir. Les Kurdes partaient, leurs lignes enfoncées, et les djihadistes s’emparaient de la quasi-totalité de la plaine de Ninive, dont les villes chrétiennes de Karakosh et Bartella. » Ce soir-là, vers 23 heures, depuis le toit, on a vu dans la nuit les phares des voitures militaires s’éloigner vers le Kurdistan, confirme le Père Youssef. Alors, on a compris qu’il nous fallait fuir, nous aussi. «
En moins d’une heure, moines et réfugiés avaient rassemblé quelques affaires et vidé les lieux. Une seule famille est restée. » C’est ici qu’on s’est dit adieu. « La voix de Nadia s’étrangle en montrant la cour du monastère. Ses doigts s’accrochent à la soutane noire quand elle serre contre elle le Père Youssef – qu’elle appelle » Abuna « , » notre père » en syriaque. » On pensait que c’était fini, que Daech allait prendre le monastère, et qu’on ne se reverrait jamais « , se rappelle l’ecclésiastique. » Où aller ? On en avait assez de bouger, notre mère était trop mal, il était impossible de la fairevoyager, raconte Nadia. On s’en est remis à Dieu, advienne que pourra. » Mais les djihadistes n’ont jamais atteint le monastère. Après deux jours passés seuls dans le lieu désert, Nadia et les siens ont vu revenir deux moines. Puis trois autres les ont rejoints. Et, en contrebas, le petit village de Mergy, avec ses oliviers, a repris vie.
Près d’un an plus tard, Nadia, son frère Farez, sa sœur Sabah et leur mère sont toujours à Mar Matta. Les enfants, tous quinquagénaires et célibataires, prennent soin les uns des autres, et de leur mère Fadwa, racornie sur sa chaise dans sa chemise de nuit bleue. Ils n’ont nulle part ailleurs où aller, et pas d’argent. Après la prise de Mossoul par l’EI, ils ont tenté de rester dans la ville, tenant bon pendant un mois sans eau ni électricité » en mangeant les réserves du garde-manger « . Les derniers temps, une mauvaise odeur entrait dans la maison quand on ouvrait la fenêtre, se rappelle Nadia. L’odeur des corps en décomposition dans la rue.
Le 18 juillet 2014, les haut-parleurs des mosquées ont craché l’ultimatum des djihadistes aux chrétiens de Mossoul : ils avaient jusqu’au lendemain pour se convertir à l’islam ou payer un impôt spécial appelé » djizya » – faute de quoi ils seraient tués. Le 19, un samedi précise Nadia, la famille fait ses bagages et part quatre heures avant l’expiration de l’ultimatum. Un taxi, dont le chauffeur est musulman, accepte de les emmener gratuitement jusqu’au monastère. A la sortie de Mossoul, au checkpoint djihadiste, un groupe de jeunes combattants les arrête. » Ils étaient irakiens, barbus, un seul portait un uniforme, raconte Nadia. Les autres étaient en jeans et dishdasha « , la tunique longue portée par les hommes dans le monde arabe. » Vous êtes chrétiens ?, demande l’un d’eux. A midi, on va vous tuer. «
Et ils ont tout pris. L’argent, le fauteuil roulant de leur mère, même les vêtements – Farez est arrivé au monastère en maillot de corps. » Le chauffeur était désolé, mais il ne pouvait rien faire, lâche Nadia. Une fois le checkpoint passé, il a craché par la vitre et il a dit : “Je crache sur ces gens-là, c’est à cause d’eux qu’il y a des gens qui détestent l’islam”. «
Retourneront-ils un jour à Mossoul si la ville était libérée ? Jamais. » N’importe où sauf Mossoul « , lâchent les trois d’une même voix. Même réponse de l’autre côté du couloir, où habite l’autre famille du monastère : Nablous et Amer, avec leurs trois garçons. Eux aussi originaires de Mossoul, ils sont revenus à Mar Matta en octobre 2014 après avoir tenté de vivre à Erbil. Trop dur, trop cher.