Contre les dangereux prophètes du pire, une France résolue cherche à changer le présent : il y a, partout, des formes de résistance

Le Monde 15/10/2015 Par Danièle Sallenave (Ecrivain et membre de l’Académie française)
Loin des apôtres du  » tout fout le camp « , une partie de la société française cherche, sans naïveté ni repli sur soi, à inventer l’avenir
Dans Jeunesse, poème de 1937, Paul Vaillant-Couturier, l’un des fondateurs à Tours en  1920 du Parti communiste, écrivait  :  »  Nous sommes la jeunesse ardente/ Qui vient escalader le ciel/Dans un cortège fraternel/ Unissons nos mains frémissantes/ Sachons protéger notre pain/ Nous bâtirons un lendemain qui chante.  « 
Aujourd’hui, l’idée qu’on puisse vouloir escalader le ciel fait plutôt ricaner quand elle ne révolte pas. Les lendemains qui chantent rappellent de mauvais souvenirs, ayant servi de prétexte et de couverture à l’une des pires oppressions que l’histoire ait connues, le communisme stalinien. Dans feu l’Union soviétique, la  »  splendide promesse faite au Tiers- Etat  «  (Mandelstam) avait été vite oubliée, ou cyniquement trahie.
Mais aujourd’hui, par un retournement prodigieux, le nouveau refrain à la mode est plutôt celui de Damia, repris par Edith Piaf  :  »  Cramponnez-vous, tout fout l’camp  !  « 
L’éloge de la veille a remplacé celui du  »  grand soir  « . Il est décliné aujourd’hui à l’envi, dans les grands shows télévisés qui ont éclipsé les lieux silencieux de la pensée studieuse  : nous vivons un choc de civilisations où la France se délite, perd son identité, et va se dissoudre dans le grand rien, après avoir rêvé du grand tout. Bientôt nous serons  »  remplacés   » par les barbares qui se massent à nos frontières… Tout était mieux avant, tout va mal, et ce sera encore pire demain  ; l’apocalypse se prépare, autrefois nucléaire, aujourd’hui civilisationnelle.
Trucage éhonté, qui réécrit le passé et insulte l’avenir. Oubliés, ces temps où les femmes n’avaient pas le droit de vote, où l’avortement, l’adultère et l’homosexualité étaient des crimes  ; où on n’avait pas inventé la pénicilline ni aboli la peine de mort. Où Marcel Pagnol pouvait, sans que la sympathie pour son personnage en fût diminuée, faire dire à Marius qu’importunait un marchand de tapis  :  »  On t’a déjà dit non, sale bicot.  « 
Sous le nom de lucidité, ce que nous vendent ces impudents prophètes du pire, c’est de la peur, qui est la passion la plus triste et la plus dangereuse. Décrire l’apocalypse future, c’est déjà la faire exister, et peut-être même en désirer secrètement l’avènement. Or l’avenir doit demeurer pour les vivants un lieu habitable, dans lequel leurs actions pourront s’incarner et porter leurs fruits.
Exalter des lendemains qui chantent ou pleurer des hiers lumineux, c’est la même chose  : un mépris du présent et de l’action. Agir  ? Nos prophètes du pire n’en ont pas le temps  : ils sont trop occupés à battre les tréteaux. La vision du désastre à venir ne profite qu’à ceux qui en exploitent le filon publicitaire. Elle ignore ou paralyse totalement les ressources d’énergie d’une France qu’ils ne prennent pas la peine de comprendre ni même d’observer.
Oui, l’impitoyable logique du profit est partout à l’œuvre, broyant chaque jour un nombre croissant de nos concitoyens. Oui, notre jeunesse est menacée par la cupidité des marchands de fringues et de jeux vidéo. Oui, l’école semble avoir oublié que seule une instruction forte fait des citoyens autonomes et responsables. Oui, le populisme guette et toute une part de notre population peine à trouver ses repères dans un monde qui bouscule et met en rivalité les cultures, les identités, les religions.
Bisounours béats
Mais il y a aussi, partout, des formes de résistance, économiques, politiques, pratiques, d’une incroyable énergie. Celles des enseignants encore attachés aux exigences du savoir, malgré la tentation de livrer l’école aux aléas d’un libre-service de connaissances numérisées. Celles des maires, des élus régionaux, des associations soucieux de préserver un tissu social dangereusement fragilisé. Celles des artisans, des exploitants agricoles, des petits patrons fidèles aux valeurs de leur profession et de leur terroir, et à leur transmission.

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Photo prise dans les années 1930 du village d’Allauch, dans les Bouches-du-Rhône. AFP
Tous déploient des trésors d’ingéniosité pour trouver des solutions dans un monde où les anciennes certitudes vacillent. Ils sont fiers d’un patrimoine de villes, de paysages, qu’ils défendent et valorisent. Des villages meurent, d’autres se repeuplent, d’architectes, de vidéastes, d’informaticiens. Les banlieues ne sont pas peuplées uniquement de délinquants et de futurs djihadistes. On y rêve aussi d’un monde où on aurait toutes ses chances sur le marché du travail quand on s’appelle Mohamed et non Kévin ou Mathieu.
Dans maints endroits on nourrit l’espoir juste, et légitime, que le monde puisse changer et la vie s’améliorer. Dans maints endroits on se rassemble, on réfléchit, on invente, on écrit des livres, on en publie, on conjugue ses forces, on analyse les causes, on cherche des remèdes. Progressistes, va  ! Vous n’avez pas honte  ?
On ne peut qu’en être frappé si on circule un peu à travers une  »  province   » qui ne mérite plus depuis longtemps ce nom un peu condescendant. Cette France-là n’est pas un peuple de Bisounours béats, attendant niaisement d’être colonisé par des envahisseurs. Ni non plus un ramassis de beaufs analphabètes, haineux et racistes. Elle va son chemin avec une résolution parfois anxieuse, mais toujours étrangère aux peurs artificielles d’une minorité hantée par la vision d’un déclin dont peut-être elle a le désir inavoué.
La seule formule qui puisse répondre aux inquiétudes que nous inspire la société contemporaine, ce n’est pas  :  »  c’était mieux hier  « , ou  »  ce sera encore pire demain  « . C’est, et ce doit être  :  »  Cela pourrait être mieux aujourd’hui  « .
Par Danièle Sallenave
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Résister c’est un verbe qui se conjugue au présent : Lucie Aubrac

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A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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