L’Europe du pantouflage se construit à Bruxelles,

Le Canard Enchaîné – 28/10/2015 – Isabelle Barré –
Alors que leurs fauteuils étaient encore chauds, neuf anciens commissaires européens ont trouvé, dans le privé, des refuges douillets. Garantis sans conflit d’intérêt.
Les hauts fonctionnaires français qui peuvent se recycler dans le privé peuvent aller se rhabiller. A Bruxelles, l’art du pantouflage se pratique au sommet et atteint… des sommets ! Un an seulement après la fin de l’ère Barroso, neuf anciens commissaires européens ont rejoint, sans états d’âme, plusieurs multinationales. 

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Dans un rapport paru les 28 octobre, un observatoire européen des lobbys, le Corporate Europe Observatory, passe au crible la trajectoire de 28 anciens commissaires, ces super-ministres européens qui « initient et négocient des législations [affectant] la vie de 500 millions de citoyens« . Résultat : un tiers d »entre eux ont déjà atterri dans des entreprises, des fondations de grosses boîtes ou des think tanks privés. Il leur a suffi de jurer, la main sur le cœur, à la nouvelle Commission que leur parachutage ne posait aucun conflit d’intérêts. C’est le fameux jeu des revolving doors, ces « portes tambours » qui autorisent tous les aller et retours, ou presque, dans le privé grâce à des règles d’une furieuse sévérité.
Conseillers spéciaux
En 2010, le recasage de plusieurs commissaires avait déjà fait scandale. En réponse, Manuel Barroso avait pondu un code de conduite impitoyable. Cet intransigeant code d’honneur ne connaît pas ce gros mot de « conflit d’intérêts ». Il impose simplement aux anciens commissaires de se conduire avec « intégrité« . Pendant les dis-huit mois qui suivent la fin de leur mandat, ceux-ci doivent « s’abstenir » de faire du lobbying auprès de la Commission. Mais aucun boulot ne leur est interdit. Chaque reconversion est examinée par une instance parfaitement neutre : l’ensemble des nouveaux commissaires ! Libre à eux de soumettre, ou non le cas à un comité d’éthique, qui se révèle tout aussi féroce…
Le rapport salue ainsi la prompte reconversion de Neelie Kroes, ancienne commissaire à la Concurrence puis au Numérique. A 74 piges, la voilà conseillère spéciale auprès de la Bank of America Merrill Lynch. La routine, pour cette marathonienne du conflit d’intérêts, qui avait siégé dans les conseils d’administration de 43 grandes boîtes, comme Volvo ou Thalès, avant d’être nommée commissaire. Pour obtenir le feu vert de ses successeurs, Neelie Kroes s’est fendue d’un courrier de nature à lever tout soupçon. Une courte page expédiée comme une formalité, le 17 janvier, à la secrétaire générale de la Commission, Catherine Day. « Chère Catherine (…), écrit-elle, le rôle de conseiller spécial se limite à donner des conseils (sic). Ce poste très limité ne posera donc aucun problème : « Si un sujet devait créer un conflit d’intérêts avec mon rôle précédent, je peux vous assurer que je me retirerais », assure notre championne de l’éthique. Cet émouvant plaidoyer et les « assurances explicites données par Neelie Kroes » ont suffi à convaincre le comité d’éthique de la Commission, indique le compte rendu de la décision. 
Multicarte
Même intransigeance pour Viviane Reding.La luxembourgeoise affiche quinze ans de mandats au compteur, comme commissaire à l’Éducation, à la Culture, aux Médias et à la Justice. Mais la nouvelle Commission n’a vu aucun inconvénient à ce que, sitôt partie, elle siège au conseil d’administration de Nyrstar, une société minière basée en Suisse, ainsi qu’au conseil de surveillance de la fondation Bertelsmann, le géant des médias… Sans doute désœuvrée, Viviane Reding a ausssi rejoint le conseil d’administration de Agfa-Gevaert, un des leaders mondiaux de la technologie médicale. Tout en restant toujours… députée européenne ! Quand elle siège, elle retire touts ses casquettes ? 
Aller et retour
argent-saleQuant à l’ancien commissaire au Commerce Karel De Gucht, qui s’était fait un devoir, à Bruxelles, de favoriser le futur traité traité transatlantique de libre-échange (TTIP ex-TAFTA), il exerce désormais ses talents comme administrateur du géant des télécoms Proxumus (ex-Belgacom). Ce groupe déclare chaque année plus de 300 000 euros de dépenses de lobbying à Bruxelles, mais il n’y a, bien sûr, aucun mélange des genres. Surtout pas le style de l’efficace De Gucht, qui a aussi rejoint le fonds d’investissement Merit Capital, dans lequel il siégeait avant d’être commissaire. Durant ses années à la Commission,ce belge détenait d’ailleurs 744 000 actions de Merit Capital, indique sa dernière déclaration d’intérêts… Plus à une largesse près, le comité d’éthique de Bruxelles l’a aussi autorisé, six petits mois après son départ, à siéger au sein du conseil consultatif de CVC Capital Partners, le sixième plus gros fonds d’investissement au monde ! Le délai de décence était largement dépassé ?
Pesticide sans odeur
Fière reconversion aussi pour l’ancien commissaire à l’Environnement, qui n’a pas mis deux mois pour se recaser. Le voilà, président d’un vaste machin, le Forum pour le futur de l’agriculture, une organisation de lobbying créée en 2008 par Syngenta, le leader mondial des pesticides ! La nouvelle commission Juncker n’a pas sourcillé : elle n’a même pas saisi le comité d’éthique. Réunis en décembre 2014, les nouveaux commissaires ont autorisé sa prise de fonction, à condition, indique le compte-rendu, que « ses activités n’incluent rien qui soit connecté aux intérêts commerciaux de Syngenta« . Juré-craché…
Transport en vrac
Même traitement féroce pour l’ex-commissaire aux Transports Siim Kallas, devenu conseiller de Nortal, un groupe multi-carte qui vend, notamment, des solutions… dans le transport et la logistique. Après avoir scrupuleusement examiné son cas, la Commission a estimé que cette « activité n’[était] pas liée à son ancien portefeuille« . On en est transporté ! Et les dirigeants de Bruxelles n’ont nullement été gênés que le même Kallas devienne en même temps conseiller spécial… de l’actuelle commissaire au Dialogue social ! Ce n’est plus un mélange des genres, c’est un magma.
Salaires de misère
D’autres se content de rallier les think tank privés. A lui seul, Barroso cumule ainsi 22 fonctions ou postes honorifiques, du groupe d’influence Bilderberg au Sommet européen des affaires. Et on l’accusait, à Bruxelles, de servir les entreprises…
Tous ces commissaires sont, il est vrai, de grands nécessiteux. Payés 20 832 euros par mois, ils touchent entre 40 et 35 % de leur salaire pendant trois ans après leur départ. Soit 8 332 euros, au minimum, par mois. Le tout exonéré d’impôts, mais pas de moralité.

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