L’ex-conseiller de Myriam El Khomri s’insurge: “C’est un projet profondément régressif pour le droit du travail”

Les inrocks – 03/03/2016 – Propos recueillis par Robin Cannone
Myriam El Khomri et Manuel Valls
L’ex-conseiller stratégique de la ministre du Travail, Pierre Jacquemain, Myriam El Khomri, revient sur les raisons qui l’ont poussé à quitter son poste et à sortir du silence.
Alors que le débat sur la loi du Travail fait rage dans l’espace public, Pierre Jacquemain, l’ancienne “plume” de Myriam El Khomri revient sur le désaccord idéologique qui l’a conduit à quitter le cabinet de la ministre du Travail en février dernier. Après avoir publié une tribune dans Le Monde, l’ex-conseiller stratégique partage ici sa vision d’une gauche alternative, opposée à ce gouvernement qu’il juge “trop libéral” et coupé de toute pensée intellectuelle.
Vous avez décidé de quitter le cabinet de Myriam El Khomri en février. Très simplement, pourquoi décidez-vous de parler aujourd’hui ?

code-du-travailPierre Jacquemain : Je n’ai pas nécessairement décidé de parler. J’ai choisi de quitter le cabinet de la ministre sur un désaccord politique et stratégique majeur. Aujourd’hui, je tiens à faire en sorte que cette proposition ne soit pas adoptée, puisqu’il s’agit d’un texte profondément régressif en ce qui concerne le droit du travail. Il y avait une ambition forte de la part de la ministre de proposer un projet novateur et ancré dans les aspirations de la gauche compte tenu du fait que nous vivons dans une société où l’emploi est menacé et la précarité et grandissante. Il y avait matière à créer un projet alternatif et vraiment de gauche.
Vous étiez conseiller stratégique de la ministre du Travail. Quel était votre rôle précisément ?

J’étais ce que l’on appelle “la plume” de la ministre, c’est-à-dire le conseiller en charge de son expression publique. J’étais donc chargé de l’écriture de ses discours, de ses interventions publiques, que ce soit dans la presse, le débat parlementaire ou les interviews. J’avais un rôle de conseiller sur son expression et sur le positionnement politique. C’est d’ailleurs là où j’ai été extrêmement déçu ; j’ai fait le pari avec la ministre de rentrer dans un ministère hautement symbolique pour la gauche – un ministère qui a fait apparaître un certain nombre de conquêtes sociales. C’est un ministère de lutte sociale et je pensais porter haut – c’était en tout cas la feuille de route qui était la sienne – les revendications de la gauche à la tête de ce ministère.
chatAujourd’hui, après un certain nombre de semaines de concertations et de négociations avec les partenaires sociaux, j’ai considéré que le compte n’y était pas. Les syndicats ont porté des propositions qui, je pense, étaient tout à fait novatrices et conformes aux aspirations des Français et notamment avec un contexte très précarisant. Le monde du travail évolue chaque jour et le numérique a pris une énorme place. Je pensais que la ministre allait incarner un ministère de défense des travailleurs avec des nouveaux droits et une parole publique – elle est la numéro huit du gouvernement, sa parole est toujours importante. Finalement, le compte n’y est pas aujourd’hui.

C’est pour cette raison que vous avez jeté l’éponge ?

Oui, parce que c’est un texte qui est contre la gauche et que seuls le Medef et une partie de la droite approuvent l’orientation très libérale de ce texte. Pour moi, c’est une erreur politique vraiment importante. On manque là une occasion historique de présenter un projet novateur, de présenter un nouveau modèle social protecteur des salariés. L’occasion est manquée et je crois que le Premier ministre, qui impose clairement sa ligne depuis Matignon entraîne la ministre du Travail dans le mur et les Français avec.

Dans votre tribune au Monde, vous parlez d’un “parti pris libéral assumé” de la part de ce gouvernement et de cette loi du Travail qui représente une fracture avec vos idéaux et ceux de la gauche. Peut-on rester fidèle à ses idéaux dans le monde politique actuel et surtout à gauche ?

C’est une vraie problématique. C’est l’une des choses que je reproche au monde politique que je ne trouve plus crédible. L’espace politique d’aujourd’hui est occupé par des personnalités qui incarnent des sensibilités, mais on ne perçoit pas d’où ils parlent. Ce qu’il manque aujourd’hui aux politiques, c’est l’esprit de conviction. Quand on voit que la parole est verrouillée par tous ces éléments de langage – d’accord, j’y ai participé lorsque j’étais au cabinet de la ministre – je trouve qu’il y a une absence de spontanéité qui est dramatique pour la politique. On a oublié de penser. La pensée politique n’existe plus aujourd’hui. D’ailleurs, on le voit dans le divorce qu’il y a entre les intellectuels et les politiques.
Myriam El Khomri a confié une mission à Robert Badinter qui, avec un certain nombre de chercheurs et intellectuels, a fait émerger plusieurs propositions. Aujourd’hui, je prends l’exemple d’Antoine Lyon-Caen qui a eu un rôle considérable dans cette mission. Il a lui-même fait une tribune hier pour dire à quel point le compte n’y était pas et qu’il n’avait pas été entendu. C’est très dommageable ; aujourd’hui les intellectuels ont une production très aboutie, très novatrice et très visionnaire de ce que doit être le monde du travail. Aujourd’hui par exemple, un certain nombre de scientifiques et d’universitaires ont fait des contres propositions à la loi El Khomri : ils mettent sur la table la question du partage du temps de travail, du temps libre, de la santé au travail – des questions très à gauche et qui sont les bonnes solutions. C’est pour cette raison que je suis très déçu et que je pense qu’il y a une certaine forme de trahison qui a été faite par ce gouvernement. Aujourd’hui, je fais le constat que cette gauche-là a renoncé à changer considérablement la vie des gens et le parti pris clairement libéral n’est en rien moderne ou progressiste à mes yeux.
Le progrès vient de toutes ces réponses alternatives qui émergent dans la société civile et la production intellectuelle. C’est pour cela qu’il y a quelque chose d’essentiel et de central dans la question : ce qu’il manque à la politique, c’est la question des convictions, la question de la pensée politique. Je pense qu’aujourd’hui, on a tué une partie de la pensée politique. La gauche s’est coupée de la pensée intellectuelle ; c’est la mort des idées et de la pensée politique.
Quel avenir envisagez-vous pour la gauche ?

Aujourd’hui, je crois qu’il est clairement admis qu’il y a deux gauches totalement irréconciliables, avec d’un côté une très libérale assumée et c’est là où il y a un brouillage des cartes ; il y a un brouillage de la pensée politique en même temps. Au sein d’un même parti, prenez le Parti socialiste par exemple, il y a des personnalités qui ne peuvent tout simplement pas cohabiter. Ce sont deux gauches qui sont totalement irréconciliables et je trouve que c’est vrai pour la plupart des mouvements politiques. J’aspire et j’espère que, demain, nous pourrons constituer une vraie force d’opposition alternative à gauche.
Je crois que le mouvement social qui est en train d’émerger est très intéressant sous la forme Web avec une pétition qui a été très largement signée et relayée et à travers la mobilisation de rue des jeunes qui comprennent les enjeux qui les attendent au tournant de cette réforme. On peut y voir les prémices de la construction d’une alternative qui peut être crédible, durable et amener des transformations – je pense que c’est ce dont nous avons besoin. Il ne s’agit pas de contester un projet. Il y a aussi des propositions en face – et quand Manuel Valls affirme le contraire, c’est faux. C’est ici que je dénonce la rupture avec les intellectuels et la pensée. Il faut arrêter de s’enfermer dans ce discours préconçu où l’on parle de pragmatisme. Il faut, bien entendu, des actions concrètes et efficaces pour que les gens retrouvent du travail et que leur quotidien s’améliore, mais pas en renforçant le licenciement ou en tout cas en permettant aux chefs d’entreprise de licencier plus facilement ou en plafonnant les indemnités salariales. Pour moi, ces réformes sont profondément archaïques et conservatrices et n’ont rien de moderne. Le progrès vient vraiment de la production intellectuelle et je trouve cela dommage que la politique ait tourné le dos à la pensée intellectuelle. Il existe de vraies propositions. Encore une fois aujourd’hui, il y a des propositions qui sont sur la table et les universitaires ont publié l’une des contre-propositions qui me semblent aller dans le bon sens.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
Cet article, publié dans Travail, est tagué , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.