Agriculture biologique : plantée par le politique ?

Nexus magazine – janvier/février 2016 – Marielsa Salsilli (extraits) –

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Faillites, suicides. Que de souffrances ! Que des milliers d’éleveurs n’arrivent pas à vivre de leur travail, à l’ère de la « ferme-usine des mille vaches », quoi d’étonnant ?
Peut-on encore aborder les méfaits du modèle agricole dominant sans se répéter ? L’amplification des crises qui l’agitent annoncerait-elle sa fin et un changement de paradigme ? L’agriculture biologique est-elle LA solution? La « bio », tout le monde est pour ! est-il seulement nécessaire d’en parler ? Certes, il reste bien une frange qui lui est irréductiblement hostile, pour des raisons psychosociales ou économiques. Mais au fond, même les plus cyniques sont conscients de son intérêt et des ses vertus. La conscience citoyenne est en marche. Alors, avec 86 % de la population qui estime que « l’agriculture biologique contribue à préserver l’environnement, la qualité des sols et les ressources en eau« , pourquoi seulement 4 % de notre surface agricole est-elle certifiée en « bio » ? Comment expliquer un tel décalage entre une agriculture plébiscitée et la réalité des pratiques ? 
L’agroécologie, avenir de la « bio »
La « bio » ? Le sujet a longtemps été balayé d’un revers de main, pour éviter le débat : « Elle ne peut pas nourrir le monde ! » Un débat qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui, avec les positions convergentes et argumentées de nombreux experts sur cette question. La FAO (Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture), l’Onu, des universités réputées, ou même l’Institut national de la recherche agronomique (Inra)ont publié des rapports qui prouvent le contraire.En particulier quand les pratiques sont celles de l’agroécologie. Ce point désormais admis, inutile de revenir sur les bénéfices directs, évidents, d’une agriculture responsable : préservation de l’environnement – notamment de la vie des sols et qualité de l’eau – et préservation de la santé humaine, pour les cultivateurs comme pour les consommateurs.  Elle participe au maintien des paysages, des écosystèmes, de la ruralité et des liens sociaux. Olivier de Schutter, à l’origine d’un rapport retentissant à l’Onu ne parle d’ailleurs plus du « droit à l’alimentation« , mais du « droit à une alimentation adéquate ».
Un modèle irréversible ?
Mais alors, pourquoi les paysans désespérés ne se convertissent-ils pas à la bio, plutôt que de revendiquer, en vain, dans les rues de Paris ou de Bruxelles ? Pourquoi choisir de rester les victimes de ce système déshumanisé qui « a transformé nos campagnes en usines et l’agriculture en un trust financier », jusqu’où les agriculteurs n’en sont-ils pas les victimes consentantes ? C’est que les mailles de l’agriculture productiviste ont été tricotées bien serrées. Rendant tout retour en arrière difficile à l’échelle individuelle. Quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics, sous la pression constante des lobbies de la profession agricole (FNSEA) et de l’industrie agrochimique ? « Seul le mensonge institutionnel, doublé d’une escroquerie financière, permet à ce modèle, voué à l’échec, de se maintenir« , reconnaît Philippe Desbrosses, personnalité reconnu sur le sujet. Pourtant, malgré les obstacles, ils sont de plus en plus nombreux, ceux qui décident de ne plus consentir. Le nombre d’exploitations et d’hectares certifiés ne cesse en effet d’augmenter.
En France :  1,2 millions d’hectares sont certifiés en agriculture biologique, soit 4 % de la surface agricole utile. 26 500 agriculteurs et 13 000 opérateurs dans la transformation et la distribution de produits « bio ». Des chiffres en augmentation, modérée mais constante ( + 5 % par an), qui ont doublé depuis 2007 : légumes secs, plantes médicinales et aromatiques, arboriculture, vigne, etc. 100 000 emplois directs ou indirects générés par la production biologique. Il existe de fortes disparités selon une tendance sud/nord. Avec des régions comme Nord-Pas-de-Calais ou Picardie : moins de 1%. Alors que ce pourcentage peut atteindre 15 % en PACA, Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées ou Languedoc-Roussillon. Le marché de la « bio » ? 5 milliards d’euros, soit 2,5 % du marché alimentaire. Avec une part prépondérante, en volume, du lait et des œufs bio. Les ménages représentes 97 % de ces achats, contre 3 % seulement pour la restauration collective ou tertiaire.
… et dans le monde
Une pratique des « pays riches », en progression mais encore marginale. 93 % des terres certifiées en « bio » (soit 38 millions d’hectares) se trouvent en Europe et en Amérique du Nord. La surface mondiale certifiée a été multipliée par 3,5 entre 1999 et 2009. La « bio » représente moins de 1 % de la surface agricole mondiale.
Tendance à l’industrialisation
Faut-il se réjouir de cette avancée, modeste, mais constante ? De quelle « bio » parlons-nous ? La percée récente de la « bio » ne signifie pas nécessairement l’avènement de l’agriculture paysanne, qui, au contraire, reste plus problématique et fragile que jamais. La tendance est plutôt à l’industrialisation de la « bio », notamment dans le sud de l’Espagne. Cette « bio labellisée par les riches et fabriquée par les pauvres, n’est pas au service de la souveraineté alimentaire ». Les rouages de cette agriculture, basée sur l’importation,tendent à mettre les paysans du Sud au services exclusif des consommateurs du Nord« . Un récent rapport de l’Inra mentionne d’ailleurs « la mainmise de groupes privés et de fonds d’investissement sur l’agriculture biologique, les bulles financières et la spéculation, la diminution des marges, de la qualité et de la traçabilité, la diminution  du nombre de petites structures, la dégradation de la relation directe avec le consommateur, de même qu l’incohérence de produits calibrés et hors-saison« .
 serres-national-geographicIndustrialisation du « bio » en Andalousie »
« Bio-business »
Il est donc encore trop tôt pour se réjouir. Le « bio-business », qui n’est pas encore la généralité, n’est pas sans conséquences, qu’il s’agisse des droits et des conditions de vie des travailleurs de la filière, du traitement imposé aux animaux ou des conséquences environnementales, même s’il permet de démocratiser l’accès à la « bio ». Le passage à grande échelle d’une « bio éthique » demanderait un véritable changement de paradigme, auquel l’ensemble de la filière agricole ne semble par prêt : nourrir le sol au lieu de nourrir les plantes, produire des aliments plutôt que des dérivés industriels, choisir une exploitation à taille humaine plutôt que productiviste, se réapproprier les circuits de transformation et de commercialisation, porteurs de valeur ajoutée, privilégier les circuits courts et locaux, et revenir à des semences issues des variétés anciennes, bio-diversifiées, moins consommatrices des ressources en eau et surtout reproductibles. un basculement qui ne s’opérera probablement pas sans rupture. « Bio » ou pas, l’agriculture industrielle, chimique et intensive à encore de beaux jours.
Reprendre le pouvoir
A qui la faute ? En permettant à l’industrie et à la finance de faire des profits illimités dans le domaine agricole, les pouvoirs publics et les politiques portent une responsabilité écrasante dans cette situation? Comment croire, alors, qu’ils puissent être les « sauveurs » ?  Celui qui vous ruine, pour vous donner ensuite l’aumône, mérite-t-il votre confiance ? Mais les individus, aussi, plus que jamais, ont leur rôle à jouer : les paysans, en évitant l’écueil du « prêt à cultiver », tout en fixant des prix leur permettant de vivre dignement et durablement de leur activité et en développant des produits transformés, à valeur ajoutée, des magasins de producteurs, des GIE (Groupements d’Intérêts Économiques)…, et les citoyens en interpellant les élus de proximité. L’action est possible à chaque niveau politique local : préemption ou mise à disposition du foncier pour de projets éthiques et « bio », évolution du cahier de charges de la restauration collective, soutien aux agriculteurs pendant les années de conversion du sol, et création, à grande échelle, de filières alimentaires de proximité et de qualité (marché, plate-formes acheteurs -producteurs…).  Vers un monde meilleur Des communes comme Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) ou Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais), pionnières en la matière, démontrent en la matière l’étendue des possibles quand la volonté citoyenne et politique est au rendez-vous. De solutions existent déjà : AMAP, cueillette à la ferme, groupements d’achats….) La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, ne nous disait-il pas, déjà, en 1548 : « Il n’est pas besoin de le combattre [le système qui nous tyrannise]. Il s’agit de cesser de l’alimenter […] de cesser de le servir. »
Village with vineyards in Alsace, France

 Alsace, France

En réinventant un nouveau rapport à la terre, les humains ont une formidable occasion de reconquérir leur pouvoir personnel et leur autonomie de pensée? A moins que ce ne soit le contraire ?

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Situé en Aquitaine, Arjuzanx a été le premier a recevoir le label territoire « bio » de France en 2013.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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