Cessons d’utiliser des expressions dévalorisantes et stigmatisantes – Réapprendre à (se) parler, comme condition sine qua non pour sortir de la spirale de l’amalgame.

LE MONDE | 04.04.2016
A quoi rime d’employer des termes comme « radicalisation », « population issue de l’immigration », qui n’ont pas d’autre sens que d’alimenter les amalgames

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Hommage aux victimes des attentats, le 3 avril à Bruxelles. Olivier Matthys / AP
« Comment lire l’insistance médiatique sur “l’origine” des personnes commettant des actes terroristes ? »
Par Jean-Charles Massera, écrivain
A l’évidence, les mois passant, commenter ou tenter de comprendre les processus qui ont conduit à commettre l’innommable en Europe occidentale à travers un entrelacs de raisons et de logiques susceptibles de prendre pied aussi bien dans des familles « sans histoires » que dans les quartiers où sont « regroupés » les « humiliés et offensés » d’une société qui n’a plus grand-chose à offrir excepté le spectacle de ses pertes de repères et de visées, ou encore dans les prisons, n’est pas chose aisée.
Si les récents attentats et les massacres commis en France et en Belgique soulignent des failles autrement plus problématiques et profondes que celles des systèmes de renseignement, si la prise de distance progressive avec l’effroi nous laisse désormais face à un impensé, peut-être devrions-nous déjà commencer par nous interroger sur les outils que nous nous sommes donnés jusqu’ici pour appréhender – formuler – ce qui arrive.
Fantasmes
Ainsi, l’usage incessant, et pensé comme allant de soi, de certains outils d’analyse de ces événements semble révélateur de ce que notre conscience collective ne parvient pas à se représenter. De fait, le lexique utilisé pour décrire les trajectoires des auteurs de ces actes paraît souvent désigner autre chose que la situation ou les phénomènes auxquels ils sont censés renvoyer, comme si le langage que nous utilisions manquait son objet – pire, en constituait d’autres, informés par des fantasmes ou une volonté de ne pas savoir.
« Ils se sont radicalisés au milieu des années 2000 », nous assistons à des « phénomènes de radicalisation dans les prisons », « ils s’autoradicalisent sur le Web »… Comme si celles et ceux qui devenaient des djihadistes passaient de l’islam qualifié désormais de « modéré » – supposant ainsi une potentialité radicalement violente au sein d’une même religion – à un islam « radical ».
Alors que les articles dans lesquels se retrouvent ces formulations insistent sur le fait que les personnes en question passent, dans la plupart des cas, qui d’une délinquance de droit commun, qui d’une adolescence passée dans des familles non pratiquantes, voire non croyantes ou encore de culture « chrétienne », à des phénomènes d’endoctrinement et d’embrigadement.
Une représentation faussée de l’islam
Le terme « radicalisation » sous-entend un processus de transformation effectué à l’intérieur même d’une pensée et d’une pratique de vie, or il est question ici de personnes que l’on fait passer brutalement d’une pratique de vie à une autre. Nulle radicalisation, mais un endoctrinement et une stratégie d’instrumentalisation de jeunes gens en quête de sens ou de reconnaissance dans un ailleurs et un autrement que cette société dans laquelle ils se sentent exclus, voire humiliés.
En l’occurrence, l’usage du terme renvoyant essentiellement à un degré de croyance nous dit que le possible terroriste serait inhérent à la religion (incriminée). Soit une représentation faussée de l’islam et de ses pratiquant(e) s, qui crée les conditions de l’amalgame. Si l’on poursuit ce raisonnement aberrant, tout(e) pratiquant(e) serait donc potentiellement…
Dans le même ordre d’idées, comment lire l’insistance médiatique sur « l’origine » des personnes commettant des actes terroristes ou repérées comme potentiellement dangereuses ? Combien de fois apprend-on que les personnes interpellées sont « d’origine maghrébine ou turque » ? Combien de précisions de ce type transforment des zones géographiques en qualificatifs les réduisant à des entités pourvoyeuses de criminels ? « Il a fallu cinq hommes de la section d’intervention pour maîtriser le forcené d’origine turque. » Imagine-t-on un instant lire : « Il a fallu cinq hommes de la section d’intervention pour maîtriser le forcené d’origine suédoise » ?
Un coup qui défigure
Quant à la formulation « population issue de l’immigration », qui irait l’interpréter comme englobant les personnes issues de l’immigration italienne ou luxembourgeoise ? Quel est le sens de cette insistance sur cette origine, sans cesse contrôlée ?
Les mots ont un sens et des usages. Ceux que la culture médiatique leur donne, non seulement font mal à qui les reçoit chaque jour comme un coup qui défigure et dévalorise, mais, en outre, produisent des représentations sans liens avec les logiques, les forces et les objets qu’elle cherche à appréhender.
En revanche, ces « représentations » participent à une partition fantasmée du monde, dans laquelle les puissances qui détiennent le verbe créent les conditions du rejet, de la réduction de celui et celle qui ne leur ressemblent pas, à une image appauvrie, essentialiste, caricaturale. Réapprendre à (se) parler, comme condition sine qua non pour sortir de la spirale de l’amalgame.
jean-charles_masseraJean-Charles Massera (Artiste et écrivain)
Jean-Charles Massera est l’auteur de United Emmerdements of New Order précédé de United Problems of Coûts de la Main-d’Oeuvre (POL, 2002).

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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