Démocratie – A Saillans, la politique se fait en « circuit court »

LE MONDE | 18.04.2016

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Dans la Drôme, le village de Saillans expérimente depuis 2014 une « municipalité participative » qui suscite l’intérêt de nombreux élus et associations
Tristan Rechid va droit au but : « Il fallait cesser de parler de démocratie participative, il fallait la faire. » Depuis sa victoire de mars 2014 aux élections municipales, la liste Autrement pour Saillans… tous ensemble, dont il a été l’un des initiateurs, suscite la curiosité de ceux qui veulent « faire ». Faire comme ce village drômois de 1 200 habitants, au sud du Vercors, nouveau champion de la « démocratie participative » appliquée.
Directeur d’un centre social à Die, Tristan Rechid est devenu en quelque sorte l’ambassadeur de Saillans. Ce 19 mars, il est en mission à Veynes, un bourg de 3 150 habitants situé à quelque 100 kilomètres du village, dans la vallée du Petit-Buëch (Hautes-Alpes). Une centaine de personnes sont venues pour l’écouter, comme un conteur à la veillée, et pour débattre. L’orateur rappelle l’esprit qui a donné naissance à l’expérience saillansonne : « Personne ne sait mieux que vous ce dont vous avez besoin au village, dans votre quartier. L’élu vous représente, il ne pense pas à votre place. » Un participant s’étonne  : « Ce n’est pas possible. Vous n’aviez élaboré aucun programme pour l’emporter  ? » Voilà qui ne manque pas de surprendre les citoyens curieux de l’expérience drômoise que Tristan Rechid a rencontrés depuis l’été 2015.
L’histoire singulière de la « municipalité participative » de Saillans a commencé en  2013 par une âpre bataille contre la volonté du maire MoDem d’alors, François Pégon, d’implanter un supermarché Casino à un gros kilomètre du centre du bourg, pourtant bien doté en petits commerces. Manifestations avec poussettes et chariots, pétition rassemblant 800 signatures  : l’enseigne de grande distribution jette l’éponge. Fort de cette victoire, un cercle d’habitants se lance un défi  : se mobiliser pour les municipales à venir. Une première réunion publique, « sans programme ni candidat », réunit 120 citoyens  ! Soit 10 % du village…
« Groupes action-projet » et « conseil des sages »
Organisés en groupes thématiques, dossier par dossier, ces engagés volontaires diagnostiquent les besoins de leur commune. Lors d’une deuxième assemblée, ils ébauchent l’ossature d’un programme pour une liste de candidats à la mairie. « On débat sans entraves  : quelles sont les qualités d’un futur maire  ? », raconte Tristan Rechid. Emerge alors le nom de Vincent Beillard, 41 ans, veilleur de nuit dans un centre pour adultes handicapés, jugé le plus apte à animer une équipe au service du collectif. Il apprendra sa désignation par mail, à l’issue de la troisième réunion publique…
« Diriger comme un autocrate, je l’ai fait pendant trois mandats. Nous, les élus de la ruralité, nous ne sommes pas outillés »
Au soir du premier tour, le 23 mars 2014, la liste citoyenne Autrement pour Saillans… tous ensemble l’emporte sans appel, avec 56,8 % des voix pour une participation de 80 % des électeurs. La nouvelle équipe décide aussitôt d’ouvrir les portes de la mairie. Par choix ou compétence, pas moins de 250 volontaires s’inscrivent à sept commissions prioritaires, décidées pendant la campagne électorale. Ces « groupes action-projet » (GAP) planchent sur l’école et ses nouveaux rythmes, la rivière Drôme, la circulation, les parkings, le lien social, la santé, la salle des fêtes. A l’égal du maire et de sa première adjointe, Annie Morin, les conseillers travaillent en binômes. Un « conseil des sages », auquel Tristan Rechid appartient, veille au respect de l’éthique du projet : transparence, collégialité et participation, le nouveau triptyque des Saillansons.
Les Veynois venus l’écouter en ce soir de mars sont dubitatifs. Jean-Luc Blanchard, ancien instituteur, militant écologiste « depuis le naufrage de l’Erika », ne comprend pas pourquoi l’alliance Europe Ecologie-Les Verts (EELV) - Front de gauche n’a pas fonctionné aux dernières municipales à « Veynes la rouge ». La mairie est passée à droite après plusieurs décennies de gestion à gauche. « Nous aussi, on organise des réunions, mais personne ne vient », dit-il en soupirant.
« Apolitique au sens des partis »
Un ancien maire d’une toute petite commune de la région, souhaitant garder l’anonymat, raconte sa propre expérience : « Diriger comme un autocrate, je l’ai fait pendant trois mandats. Nous, les élus de la ruralité, nous ne sommes pas outillés. J’ai très vite atteint mon seuil d’incompétence. » Coupe de clairette-de-die en main, Sandrine Charriot, 36 ans, confie aussi sa frustration d’ancienne conseillère municipale de Réallon (Hautes-Alpes), 250 habitants : « Nous tenions deux réunions publiques, une en début de mandat, l’autre à la fin, c’est tout ! Je ne supporte plus cette manière de faire ; est-il possible d’agir autrement ? Que les gens, enfin, ne suivent plus les débats télé, mais qu’ils le vivent, le débat, chez eux ! »
« Nous ne sommes pas encore très bons sur le budget. cette matière n’attire pas les foules »
Tel est le vœu de Tristan Rechid  : que l’expérience suscite « l’émergence de 36 000 listes participatives dans les 36 000 communes de France pour les municipales de mars 2020 ». C’est tout l’enjeu de ses pérégrinations. Lors des régionales de novembre 2015, il a posté un appel en ligne et a développé un projet de « conférence articulée » pour partager l’expérience de Saillans et proposer une formation à l’élaboration d’une réunion publique. Les week-ends, il se déplace au gré de demandes toujours plus nombreuses de collectifs, d’associations locales et d’élus. « Notre projet est apolitique au sens des partis, insiste-t-il. L’unique proposition est celle de la réelle participation citoyenne et du retour à un véritable fonctionnement démocratique dans notre pays. »
Le Saillanson a rencontré à Veynes un alter ego, Philippe Saugier-Séranne. Au lendemain des élections régionales de décembre 2015, ce compositeur interprète de 44 ans a créé avec des amis le site Nouslamajorite. fr. Leur programme, clairement « alter », propose
« aux abstentionnistes, aux antisystème, aux indignés, aux votants désespérés et à tous les partisans d’une renaissance de la démocratie de s’unir pour restaurer l’intérêt commun, développer le pouvoir d’agir de tous, et construire, loin des partis aveuglés par les luttes de pouvoir, l’alternative citoyenne qui l’emportera sur l’extrémisme en 2017 ».
 Cette déclaration d’intention s’accompagne d’un « Petit manuel pratique pour se mettre debout ».
« L’essence même de ce que devrait être la politique locale »
« Les attentats de Paris, l’application de l’état d’urgence, les scores du Front national nous ont convaincus d’agir », explique ce père de trois enfants – dont l’un se trouvait « à 500 mètres du Bataclan le 13 novembre ». M. Saugier-Séranne a été pendant vingt ans coordinateur des programmes européens d’éducation à la citoyenneté pour des ONG et des instituts de recherche. Trois automnes successifs, lors de séjours en résidence d’artistes en Espagne, il assiste à l’émergence du parti alternatif de gauche Podemos. Après les élections régionales, des échanges se nouent sur Internet. Lors d’une réunion à Saillans, en janvier, puis à Vogüé en Ardèche, en mars, un réseau d’une dizaine de collectifs se constitue.
L’initiative peut-elle engendrer un mouvement national  ? « Une équipe locale a émergé autour d’une mobilisation. Un programme a ensuite été élaboré collectivement, sans leader. L’expérience de Saillans n’a rien de révolutionnaire, affirme le sociologue Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. C’est l’essence même de ce que devrait être la politique locale. Reste à savoir si le défi que Saillans lance à la démocratie peut s’étendre. »
Le défi de Saillans, pour l’heure, est la maturation de l’exercice démocratique. Treize citoyens de la commune ont été formés à l’animation de la démarche de « coconstruction entre élus et citoyens », en vue de la révision du plan local d’urbanisme. En projet  : une maison de santé dans les locaux de l’ancienne perception, quatre constructions en bois à « énergie positive » en guise de logements sociaux, et une salle des fêtes à créer et à équiper. Le 31 janvier, lors des vœux du maire, une bonne centaine de citoyens ont assisté trois heures durant aux comptes rendus de bilan des commissions participatives de l’année. De quoi redonner du mordant à des élus parfois épuisés.
Pacifier les relations avec les opposants
Soucieuse d’éviter le burn-out, l’équipe envisage d’engager deux collaborateurs, tout en renforçant l’initiative des citoyens. La gestion du compost collectif est confiée à des volontaires. Une dizaine de bénévoles assurent La Petit’Entraide, un guichet d’aide sociale se consacrant aux urgences quotidiennes. Formée techniquement, une Saillansonne assure la gestion du site Internet du village. Une quinzaine de citoyens animent les réunions participatives, une dizaine se chargent de la rédaction des informations municipales.
« Nous ne sommes pas encore très bons sur le budget. Cette matière n’attire pas les foules. Nous cherchons des outils pour faire venir les citoyens », confie Agnès Hatton, adjointe aux finances, à la santé et au social. Elle assure que tous les élus ont parfaitement intégré la participation citoyenne comme étant normale. Reste à convaincre encore les rétifs du village – des agoras publiques les jours de marché sont envisagées par le « conseil des sages » – et à pacifier les relations avec les opposants et les municipalités voisines.
Sous les impressionnantes falaises de la chaîne des Trois-Becs, un nouveau modèle d’alternative politique serait-il en train d’émerger  ? En décembre 2015, aux élections régionales, la liste Front national de Christophe Boudot pour la région Auvergne-Rhône-Alpes a plafonné à 13,1 % à Saillans, soit deux fois moins que son score régional.
«Plus intelligents à plusieurs »
Le 31 mars, une Nuit debout a eu lieu sur la place de la mairie. Deux cents personnes y ont visionné le film Merci patron  !, de François Ruffin, avant d’échanger jusque tard dans la nuit. Et samedi 16 avril, c’est à Crest, ville voisine de 8 000 habitants, que le collectif est venu passer la nuit, dans le fief d’Hervé Mariton, maire (Les Républicains) et plus farouche contempteur de la municipalité participative au sein de la communauté de communes du Crestois et du pays de Saillans. « Les relations s’apaisent avec les petites communes, peu à peu nous construisons des partenariats fondés sur l’échange, tempère la première adjointe, Annie Morin, ancienne directrice d’école. Nous avons créé ensemble un syndicat à vocation unique autour de l’éducation, de l’école et des temps d’activités périscolaires. »
Parmi les réalisations concrètes de la nouvelle équipe  : l’extinction de l’éclairage public la nuit. Promu « village étoilé » au concours « Villes et villages étoilés », Saillans a obtenu deux macarons de l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement. Cowork Saillans, une association installée dans un espace de travail partagé, accueille une dizaine de travailleurs indépendants, dont certains sont des habitants récents, de jeunes néoruraux, diplômés, qui ont déserté la ville pour s’installer au village avec leurs enfants, au bénéfice de l’école publique.
« Nous avons tenu soixante-dix réunions publiques l’année dernière. Rien n’est facile, mais je doutais d’aller aussi loin dans l’action. Nous vivons tous les jours la preuve que nous sommes plus intelligents à plusieurs », se félicite l’adjoint à l’économie et à la transparence, Fernand Karagiannis, 57 ans, imprimeur qui travaille à Lyon deux jours par semaine.
A Veynes, ce 19 mars, la réunion finie, c’est l’heure du café chez Philippe Saugier-Séranne et Aline Chipaux. Dans leur salle à manger, des cagettes d’oranges et de mandarines accueillent le visiteur. Acteurs de Court-Circuit, une association d’achats de denrées alimentaires sans intermédiaires, ils régalent les adhérents d’agrumes de Sicile. Aline l’assure, après les circuits courts alimentaires, « l’heure est à la politique en circuit court ».
Maud Dugrand, envoyée spéciale à Saillans (Drôme) et Veynes (Hautes-Alpes)
16-04 Des habitant(e)s s’occupent du compost collectif
Tous les mois, des habitants s’occupent à retourner et à vider le compost collectif. D’autres bras sont les bienvenus… écrire à environnement@mairiedesaillans26.fr. Et bravo pour les 4 bénévoles de ce samedi 16 avril.

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A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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