Lanceurs d’alerte : où est la justice ?

Le Monde | 11.05.2016
Editorial du « Monde ». Est-ce de la schizophrénie, du cynisme à l’état pur ou un dérisoire combat d’arrière-garde ? On ne se permettrait pas de mettre en cause l’indépendance de la justice luxembourgeoise. Mais le procès organisé contre les deux lanceurs d’alerte et le journaliste à l’origine du scandale des « LuxLeaks » incite à répondre : les trois à la fois !

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Antoine Deltour et son avocat, William Bourdon, devant le tribunal de Luxembourg, le 26 avril. VINCENT KESSLER / REUTERS
Pendant les trois semaines de débats de ce procès, deux ex-employés français du cabinet PwC, Antoine Deltour et Raphaël Halet, ont été mis en accusation pour « vol » et « violation du secret des affaires » après avoir fait fuiter des dizaines de documents fiscaux à propos d’arrangements conclus entre des multinationales et le fisc luxembourgeois.
Le journaliste Edouard Perrin a, lui, été accusé de complicité pour avoir rendu publics ces documents dans l’émission « Cash Investigation » sur France 2, avant qu’ils ne soient relayés par de très nombreux médias par l’intermédiaire du Consortium international des journalistes d’investigation dont Le Monde fait partie. Mardi 10 mai, le parquet luxembourgeois a requis dix-huit mois de prison avec sursis contre les deux lanceurs d’alerte et une amende pour le journaliste.
Le jugement sera rendu dans quelques semaines. Mais on est en droit, dès à présent, de pointer l’absurdité de la situation. Personne ne conteste que cette affaire LuxLeaks a permis de révéler l’ampleur de la pratique, par les autorités luxembourgeoises, des « rescrits fiscaux », qui permettent à des sociétés multinationales d’échapper à l’impôt, en totalité ou en grande partie. Selon les documents divulgués, ces mécanismes de contournement du fisc ne relevaient pas de l’artisanat, mais de l’industrie : ils concernaient 350 firmes multinationales, qui ont ainsi économisé des milliards de dollars d’impôts.
Situation ubuesque
La meilleure preuve du sérieux de cette affaire – et du discrédit qu’elle a fait porter sur les pratiques du Grand-Duché… autant que sur la troublante bienveillance de ses voisins – a été la réaction de la Commission européenne. Celle-ci s’est empressée de proposer une adaptation des directives européennes afin d’organiser, notamment, un échange automatique des données fiscales entre les Etats européens. Et l’on ne pouvait trouver meilleur avocat de ces mesures salutaires que le président de la Commission, puisque Jean-Claude Juncker a été premier ministre du Luxembourg entre 1995 et 2014. Sans les lanceurs d’alerte, cela n’aurait pas été possible. Il n’empêche qu’ils risquent d’être condamnés.
 Il faut choisir : les lanceurs d’alerte sont-ils des « voleurs » d’informations ou les auxiliaires atypiques mais salutaires d’une véritable justice ? Le choix est clair.
Cette situation est d’autant plus ubuesque, ou scandaleuse, qu’une autre affaire similaire vient de démontrer le rôle déterminant de tels lanceurs d’alerte dans les aspects les plus opaques du monde de la finance internationale. Il s’agit de l’enquête des « Panama papers », dont nous avons largement rendu compte dans ces colonnes.
Ont été mises au jour, à cette occasion, les quelque 200 000 sociétés écrans créées ou administrées dans 21 paradis fiscaux pour des clients soucieux de discrétion. Devant l’ampleur du scandale, le Panama vient de s’engager à respecter le processus de transparence fiscale coordonné par l’OCDE. A compter de 2018, il échangera ses informations fiscales de manière automatique avec les Etats qui le souhaiteront.
Là encore, rien n’aurait été possible sans les lanceurs d’alerte. Il faudrait donc choisir : ceux-ci sont-ils des « voleurs » d’informations ou les auxiliaires atypiques mais salutaires d’une véritable justice ? Le choix est clair.
Lire aussi :   Mediator, UBS, HSBC : les rudes lendemains des lanceurs d’alerte

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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