La Décroissance, une vision pour des sociétés plus justes et plus sobres

Mensuel La Décroissance – juillet/août 2015 – Serge Latouche* –
AVT_Latouche-Serge_7327Le décroissance est un projet révolutionnaire, en ce sens qu’elle propose une rupture radicale avec le système en place, à savoir la société de croissance. Il s’agit une fois sortis de l’illimitation de l’économie productiviste, de construire une société d’abondance frugale ou, pour le dire comme Tim Jackson (1), de prospérité sans croissance. La première forme de rupture impliquée par le projet décroissantiste consiste à décoloniser notre imaginaire, autrement dit à sortir de la religion de la croissance et à renoncer au culte de l’économie. 
Évidemment, s’attaquer au dogme de la croissance économique constitue une atteinte au pouvoir des « nouveaux maîtres du monde » et, en ce sens, le projet touche les fondements de la société moderne et a des implications politiques. Toutefois, cela n’en  fait pas, à strictement parler, un projet politique, en ce sens que d’une part, l’organisation de l’entité qui mettrait en œuvre une politique de croissance reste indéterminée tant dans sa forme que dans son organisation et dans son fonctionnement, et d’autre part, parce que ce projet n’intègre pas une stratégie de la « prise de pouvoir » En outre, la société de non-croissance n’étant pas une alternative, mais une matrice d’alternatives, elle est fondamentalement plurielle, puisqu’elle rouvre l’espace à la diversité culturelle. La marche vers la société d’abondance frugale est donc envisageable à priori avec les organisations politiques les plus diverses. En revanche, elle n’est pas compatible avec l’imaginaire économique.
Le projet est radical, car il ne se situe pas dans l’univers du marché, mais dans la logique de croissance perçue comme essence de l’économicité. Il ne s’agit pas de substituer une « bonne économie » à une « mauvaise », une bonne croissance ou un bon développement à de mauvais, en les repeignant en vert, en social ou équitable, avec une dose plus ou moins forte de régulation étatique ou d’hybridation par la logique du don ou de la solidarité. Faire de la décroissance un autre paradigme de développement ou une variante de développement durable, comme le font certains commentateurs et sympathisants, en France ou à l’étranger constitue un contre sens théorique.
Le projet de la décroissance en effet, n’est ni celui d’une autre croissance, ni celui d’un autre développement (soutenable, social, vert, rouge, etc.), mais bien la construction d’une autre société. Autrement dit, ce n’est pas d’emblée non plus un projet économique, fût-ce d’une autre économie, mais un projet sociétal qui implique bien de sortir de l’économie comme réalité et comme discours. Il s’agit donc de rompre avec les pratiques économiques concrètes, mais surtout de sortir l’économie de nos têtes, autrement dit de déséconomiser les esprits.
L’abondance crée la pénurie
Comme l’avait bien vu Jean Baudrillard en son temps, « une des contradictions de la croissance est qu’elle produit en même temps des biens et des besoins, mais qu’elles ne les produit pas au même rythme » Il en résulte ce qu’il appelait « un paupérisation psychologique », un état d’insatisfaction généralisé, qui « définit la société de croissance comme le contraire d’une société d’abondance » L’abondance est mise en scène à travers le spectacle de l’extraordinaire gâchis de la société de consommation, mais la réalité vécue est celle de la frustration. La soi-disant société d’abondance est surtout une société de pénurie et de rareté des choses essentielles : l’air pur, l’eau saine, les espaces verts, le logement, mais aussi le temps et bien sûr la convivialité…
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Cette formule « sortir de l’économie » est généralement incomprise et pour beaucoup insupportable, car nos contemporains ont du mal à prendre conscience que l’économie est une religion. La croissance et le développement étant d’abord des croyances (comme le progrès et l’ensemble des catégories fondatrices de l’économie) avant d’être des pratiques destructrices de notre écosystème, la réalisation d’une société soutenable d' »abondance frugale » ou de « prospérité sans croissance » implique bien de décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment le monde avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur. Cette nécessité de renoncer à un logiciel toxique concerne l’ensemble des pays de la planète, même si, concrètement, cela se traduit de façon différente pour les pays du Nord et ceux du Sud et si, le paradigme économique étant une invention occidentale, il convient de commencer la cure de désintoxication dans le Nord, sans oublier l’immensité de sa dette écologique à l’égard du reste du monde.
1411-dessin-haddadLa décolonisation de l’imaginaire économique impliquera d’autres ruptures bien concrètes. Il s’agira de fixer les règles qui encadrent et limitent le déchaînement et l’avidité des agents économiques (recherche du profit, du toujours plus) : protectionnisme écologique et social, législation du travail, limitation de la dimension des entreprises, etc. Et en premier lieu, mettre fin à la guerre économique par une déclaration de paix. On sait bien aujourd’hui que le libre-échange et la concurrence « libre et non faussée », ne sont que   » le renard libre dans le libre poulailler », soit le protectionnisme féroce des prédateurs. La mondialisation est ce jeu de massacre à l »échelle planétaire. Il conviendra donc de favoriser les entreprises mixtes où l’esprit du don et la recherche de la justice tempèrent l’âpreté du marché.
Bien sûr, à partir de l’état présent pour atteindre la société d' »abondance frugale », la transition implique des régulations et des hybridations et, de ce fait, les propositions concrètes des altermondialistes, de tenants de l’économie solidaire peuvent recevoir, jusqu’à un certain point, l’appui des partisans de la décroissance. Le réalisme politique et les responsabilités supposent des compromis. Beaucoup de propositions « alternatives » qui ne se revendiquent pas explicitement de la décroissance peuvent donc fort heureusement y trouver pleinement leur place à condition de ne pas renoncer à l’éthique.
* Professeur émérite d’économie à l’université d’Orsay, objecteur de croissance.
(1) Tim Jackson, Prospérité sans croissance, De boeck/etopia, Bruxelles, 2010.

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Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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