Pour le philosophe Baptiste Morizot *, l’homme doit créer des relations « diplomatiques » avec le loup plutôt que de le tuer
Le Monde | 26.06.2016 | Propos recueillis par Catherine Vincent
« Le loup remet en question notre modèle de souveraineté humaine »
« Etablir des relations diplomatiques avec cette espèce serait plus efficace à long terme que ces mesures guerrières. Cela implique d’utiliser une compétence que même les bergers soulignent : l’extraordinaire intelligence inductive du loup » (Photo: dans le Parc national de la forêt bavaroise en Allemagne). IMAGO /STUDIOX
En 1992, un couple de loups italiens franchissait les Alpes : ils sont aujourd’hui plus de 300 à courir nos campagnes, au grand dam des bergers et des éleveurs de moutons.
Comment vivre avec cette espèce protégée ? Pour le philosophe Baptiste Morizot, maître de conférences à l’université Aix-Marseille, le retour de ce grand prédateur sur notre territoire pose un problème d’ordre géopolitique, pour lequel il est urgent d’inventer de nouvelles formes de diplomatie. Il en détaille les modalités dans un passionnant essai de philosophie animale, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (Wildproject, 320 p., 22 €).
Vous estimez que le retour du loup est une chance pour notre société. Pourquoi ?
Parce que le loup nous force à penser autrement la manière de cohabiter en bonne intelligence avec des êtres vivants qui nous dérangent. Les conflits très intenses entraînés par sa présence sont un révélateur prodigieux de nos relations contemporaines à la nature et de notre manière de résoudre le problème : par une tentative de contrôle total.
Or cela ne fonctionne pas. On peut bien essayer de réguler quantitativement les populations par des abattages, ou encore espérer que les loups vont spontanément rester à distance des troupeaux : le problème reste entier.
Par sa résistance, par sa manière de se positionner parmi nous, le loup remet donc en question notre modèle de souveraineté humaine. Il vient nous rappeler qu’il est possible, comme les peuples premiers l’ont fait dans certaines situations,…
Par sa résistance, par sa manière de se positionner parmi nous, le loup remet donc en question notre modèle de souveraineté humaine. Il vient nous rappeler qu’il est possible, comme les peuples premiers l’ont fait dans certaines situations, d’avoir des relations de cohabitation plus saines, plus vivifiantes pour l’ensemble des parties.
Et c’est une bonne chose. On a longtemps cru qu’il fallait exploiter plus efficacement la nature pour améliorer nos conditions de vie humaine ; on commence désormais à comprendre que, pour atteindre cet objectif, il faut apprendre à mieux cohabiter avec les autres créatures de la Terre.
« En pensant autrement notre relation au loup, on peut espérer le convaincre progressivement que s’attaquer aux troupeaux n’est pas rentable. »
Entre le loup et nous, vous évoquez un problème géopolitique, qui a créé une crise diplomatique. Que voulez-vous dire ?
Si l’homme a posé comme principe qu’il était contraint au rapport de force avec le reste de la biodiversité, c’est que nous avons longtemps cru que le monde naturel était régi par la loi de la jungle, et que nous étions la seule espèce à avoir inventé la paix.
Or toute l’écologie actuelle montre qu’il existe constamment, chez différentes populations animales, des comportements tendant à instaurer entre elles des relations plus pacifiques. Notamment chez le loup, espèce territoriale dont les frontières, établies par marquage olfactif, ont précisément pour fonction de pacifier les rapports entre les meutes.
Il s’agit donc de relations géopolitiques, certes moins raffinées que les nôtres, mais réelles. D’où l’idée, plutôt que de tenter d’imposer aux loups des barrières géographiques qui ne font pas sens dans leur monde, de s’inspirer de leur propre géopolitique pour instaurer avec eux des relations diplomatiques. Et pour tenter de résoudre la crise qu’a provoquée entre nos deux espèces la compétition pour les ressources.
Quelles seraient les règles de cette diplomatie ?
D’abord, employer un langage commun. Nous partageons avec les loups le fait d’être des mammifères, et nous avons beaucoup en commun dans nos matrices génétiques et comportementales, ce qui facilite énormément la communication.
Le langage du fusil ne fait pas sens pour eux, les frontières administratives non plus. La question devient alors : peut-on profiter de notre intelligence éminente pour apprendre à décrypter les codes relationnels des loups, leur dialecte, leurs mœurs ? Il faut pour cela comprendre comment ils fonctionnent : acquérir ce que j’appelle le « langage garou ».
Que nous ont appris à cet égard les observations menées dans le parc national de Yellowstone (Etats-Unis), où les loups ont été réintroduits en 1995 ?
L’enseignement principal, c’est qu’on s’est complètement trompé sur ces animaux ! Nous sommes restés très aristotéliciens, avec l’idée que l’espèce dit tout de chaque individu. Or ce qu’on a découvert à Yellowstone, au prix de très longues et patientes observations, c’est que les meutes de loups sont des dynasties historiques, dans lesquelles les individualités jouent un rôle majeur.
Pour comprendre leurs conduites de chasse, on ne peut pas se contenter de compter le nombre de loups et le nombre de proies : il faut tenir compte des dynamiques des meutes, de leur territoire, des événements qui y surviennent, des retournements de situation, des luttes de pouvoir… Comme dans une pièce shakespearienne !
Cela implique presque de mobiliser des méthodes d’historien, pour observer sur le terrain la manière dont les meutes interagissent entre elles et avec leurs proies. Et, là encore, pour penser « comme un loup », il faut utiliser des concepts géopolitiques.
Cet enseignement peut-il aider à une meilleure cohabitation entre les loups et les éleveurs ?
Il faut d’abord rappeler la situation économique du pastoralisme, qui impose à cette filière une réduction maximale des coûts de production : cela n’encourage pas l’augmentation des bergers, des chiens de garde et des clôtures électriques qui permettraient de mieux protéger les troupeaux.
Les pratiques agropastorales offrent donc des conditions favorables à la prédation, ce qui est une raison supplémentaire pour chercher d’autres manières de la contrer. Notamment en tenant compte des histoires particulières des meutes, qui peuvent influer sur leur culture de chasse et se transmettre de génération en génération.
Dans certaines situations, on observe ainsi que des meutes de loups passent très près des troupeaux mais ne les attaquent pas. Dans d’autres, bien qu’ils aient à leur disposition beaucoup d’ongulés sauvages et peu de moutons, les loups attaqueront.
Mieux comprendre les raisons de ces variations permettrait peut-être de moduler leurs dynamiques de chasse. De réfléchir, par exemple, à des dispositifs d’effarouchement plus finement adaptés aux circonstances.
Ce serait plus efficace que d’abattre les loups pour limiter leur population ?
Pratiquer des tirs de prélèvement au hasard, c’est une aberration contre-productive. Je n’ai rien contre les tirs létaux si besoin est, mais pas de cette manière.
Si vous tuez à l’aveugle un parent reproducteur, vous pouvez fragmenter la meute : elle risque alors de devenir trop faible pour assurer sa stratégie de chasse habituelle et de reporter sa prédation sur les troupeaux,